Page:Gabriel Ferry - Le coureur des bois, Tome I, 1881.djvu/311

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fut frappé de ce changement. Il appuya sa main sur le bras du vieux pâtre. Benito releva la tête :

« Je vous comprends, dit-il, mais l’homme a ses instants de faiblesse. Que voulez-vous ? je suis comme celui que le son de la trompette arrache à son foyer au moment où il pense le moins à le quitter. Au milieu de ces hurlements j’entends là-haut le son de la trompette qui m’appelle, et, tout vieux que je suis, j’ai quelque peine à quitter mon foyer. Je n’ai ni femme ni enfants que je puisse regretter, ou qui aient à me pleurer, mais j’ai un vieux compagnon de ma vie solitaire dont je ne puis penser sans douleur à me séparer. C’est du moins une consolation pour le guerrier indien de savoir que son cheval de bataille partagera son tombeau et de croire qu’il le trouvera de cette façon dans la terre des Esprits. Combien de fois n’avons-nous pas parcouru les bois et les savanes ensemble ! que de fois n’avons-nous pas supporté tous deux l’ardeur du soleil, la faim et la soif ! Ce vieil et fidèle ami, c’est mon cheval, vous le devinez. Je vous le donne, ami Baraja, traitez-le doucement, aimez-le comme je l’aimais, et il vous aimera comme il m’aime. C’était le compagnon de celui qui fut étranglé par un tigre ; de nous trois il va rester seul à présent. »

En disant ces mots, le vieillard désigna du doigt un vieux et noble coursier qui, parmi la troupe de chevaux sellés, le cou arqué par sa bride attachée au pommeau de la selle, mâchait encore fièrement son mors. Benito s’avança vers lui, flatta de la main sa robuste croupe, et, ce moment de faiblesse passé, son visage reprit son impassibilité habituelle.

En recouvrant son sang-froid, le vieux pâtre était revenu aussi à ses habitudes de tout prévoir, quitte à glacer de terreur ceux qui l’écoutaient.

« Écoutez, dit-il à Baraja, pour vous remercier des soins que vous prendrez de mon vieil ami, je puis vous apprendre, pendant qu’il en est encore temps, un verset