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— Laissez donc ! reprit Baraja d’un air consterné, vous êtes l’homme le plus érudit en fait de tigres et d’Indiens que j’aie jamais vu, quoique, à vrai dire, vous pourriez être plus consolant. Plût à Dieu qu’il me fût permis de douter de la vérité de vos paroles !

— Il est des choses qu’il est toujours facile de prévoir. On peut prédire au voyageur qui s’endort dans le lit desséché d’un torrent que ses flots l’emporteront à son réveil ; que les Indiens qui connaissent la position de leurs ennemis et s’éloignent un instant, comptent leurs guerriers pour les attaquer. On peut prédire à coup sûr que plus d’un parmi eux poussera son cri de mort, comme beaucoup d’entre nous auront à dire leur in manus ; mais qui seront ceux-là ? voilà ce que nul homme ne saurait prédire. Connaissez-vous quelques prières des agonisants, seigneur Baraja ?

— Non, dit lugubrement l’aventurier.

— J’en suis fâché, car ce sont de ces petits services que l’on peut se rendre entre amis, et si j’avais la douleur, comme il est raisonnable de s’y attendre, de vous voir scalpé, puis égorgé… »

Le vieux vaquero fut interrompu par des hurlements qui retentirent au loin, puis se rapprochèrent du camp.

Malgré le sens toujours sinistre des paroles de l’ancien pâtre, son sang-froid parmi les plus grands périls, sa résolution si fortement empreinte d’un fatalisme consolant soutenaient le courage moins ferme de Baraja. Au moment où celui ci frissonnait malgré lui à ces hurlements de guerre, qu’il faut avoir entendus pour en apprécier l’horrible harmonie, il jeta un regard sur Benito pour puiser dans son maintien un peu de la philosophie qui n’abandonnait jamais le vieillard.

La clarté des feux frappait vivement ses joues flétries. Pour la première fois un nuage de tristesse résignée paraissait étendu sur son front penché. Ses yeux étaient humides comme si une larme allait s’en échapper. Baraja