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« Comment, non ? dit-il.

— Le capitaine Despierto, répondit Pepe d’un ton flagorneur, est assez connu par sa vigilance et son coup d’œil infaillible pour pouvoir confier sans danger le poste le plus important, même au plus nul de ses employés. Voilà pourquoi je ne m’étonne pas que vous vouliez me le confier. Maintenant, j’attends les instructions qu’il plaira à Votre Seigneurie de me donner. »

Don Lucas lui donna ses instructions d’une manière assez diffuse pour qu’il fût peut-être difficile de se les rappeler toutes, et le congédia en lui disant :

« Et surtout ne va pas t’endormir à ton poste.

— J’essayerai, mon capitaine, dit-il.

— Ce garçon est impayable ; je l’aurais fait exprès que je n’eusse pas mieux réussi, » pensa don Lucas lorsque Pepe fut parti ; et il se frotta les mains d’un air satisfait.

La petite baie appelée la Ensenada, qu’on venait de confier à la vigilance de Pepe le Dormeur, était si mystérieusement encaissée dans les rochers, qu’elle semblait exprès creusée pour favoriser la contrebande, non pas celle qui s’exerce pacifiquement aux barrières de nos villes, mais celle qu’exécutent si audacieusement les contrebandiers espagnols, le poignard et l’escopette au poing.

Par son isolement, ce poste n’était pas sans danger, quand, par une nuit brumeuse de novembre, les vapeurs de l’Océan se suspendent comme un dais dans l’atmosphère, ôtent à l’œil sa clairvoyance et assourdissent la voix qui appellerait à l’aide.

Personne n’aurait pu reconnaître Pepe le Dormeur, Pepe habituellement plongé dans une épaisse somnolence, l’homme à l’air hébété, à la démarche alourdie, personne, disons-nous, n’aurait pu le reconnaître dans le soldat qui arrivait pour commencer sa garde, la tête haute et le pas élastique ; ses yeux, habituellement voilés, semblaient reluire dans les ténèbres pour en percer les moindres mystères.