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— Je n’en puis rabattre un seul. Je vous ai dit que les Indiens étaient fort irrités ; et, pour se soulager, ils essayaient de me faire mourir de peur. Les plus mauvais tireurs, qui auraient pu me tuer roide, ne me visaient qu’à poudre. Je l’ai su depuis. Les meilleurs tiraient à balle. Plus de deux cents fois je sentis le sifflement du plomb soulever les mèches de mes cheveux. Puis, voyant que cette horrible appréhension ne m’avait pas tué, ils me relâchèrent.

« J’étais resté douze heures au poteau, et je puis dire que j’avais été fusillé deux cent quatre-vingt quatre fois. Croyez-vous, acheva le conteur, que ce n’était pas un traitement plus atroce qu’un vrai supplice, et quand l’approche d’une seule mort cause parfois tant de défaillance et d’angoisse au plus brave, ce n’est pas une torture infernale de recommander son âme à Dieu vingt fois par heure, c’est-à-dire toutes les trois minutes ? car, à chaque instant, je croyais que ce jeu barbare touchait à sa fin et que chaque coup allait être le dernier. »

Les deux causeurs gardèrent un instant le silence : Benito se rappelant les souvenirs de sa jeunesse et plongé dans ses méditations ; Baraja prêtant l’oreille, pour ainsi dire, au silence du désert dans lequel s’accomplissaient de si horribles drames.

L’idée d’un supplice atroce qui pouvait durer cinq ou six heures, quelquefois plus, mais jamais moins ; ces deux cent quatre-vingt-quatre coups de carabine dont le vieux pâtre ne voulait pas rabattre un seul, tout cela assombrissait la pensée de Baraja.

Et cependant une invincible curiosité le poussait malgré lui à continuer ses interrogations au vieillard.

« Ainsi vous croyez, dit Baraja en reprenant la parole, que c’est peut-être l’un des nôtres qui a servi à l’amusement des Indiens ?

— Cuchillo ou Gayferos, l’homme qu’on a envoyé sur