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qui devait réaliser l’espoir dont son âme était agitée, ou le détruire à jamais. Enfin, d’une voix entrecoupée, et le cœur lui manquant, il hasarda cette fatale question :

« Ne vous rappelez-vous pas une circonstance, entre toutes, à la suite de laquelle cet homme fut séparé de vous au milieu d’un… »

Il ne put achever, et, appuyant sa tête sur ses deux genoux, le colosse attendit en tremblant la réponse à sa question.

Soit que Tiburcio ne se rappelât pas cette circonstance, soit, au contraire, qu’elle eût été comme un trait de lumière qui jaillit dans une nuit profonde et dissipe le doute et l’incertitude, il se recueillit un instant avant de répondre, et, dans ce moment de silence imposant, le pétillement du bois fut couvert par la respiration haletante du Canadien.

« Écoutez, s’écria Tiburcio, vous qui paraissez être le phare qui me guide, écoutez ce que je me rappelle à présent. Un jour, il y avait du sang partout, le sol tremblait sous les pieds, le tonnerre, ou peut-être le canon, grondait avec un bruit horrible ; j’avais peur dans une chambre noire où j’étais enfermé. Cet homme, celui qui m’aimait, s’approcha de moi… »

Tiburcio s’interrompit un moment comme pour recomposer des formes vagues qui se dressaient devant lui, ou pour se rappeler des sons indistincts qui semblaient frapper encore ses oreilles après tant d’années.

« Attendez ! reprit-il. Cet homme me dit : « Agenouille-toi, mon enfant, et prie pour ta mère… » Mais je ne me rappelle plus rien… »

Pendant ce temps, le Canadien, dont l’ombre voilait le corps, la figure toujours inclinée sur ses genoux, semblait agité de tremblements convulsifs : un sanglot se fit entendre, Tiburcio tressaillit au son de la voix de Bois-Rosé qui s’écria :

« Et prie pour ta mère que j’ai trouvée mourante près de toi.