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— Fabian ! Fabian ! dit Bois-Rosé, en adoucissant malgré lui l’expression de sa rude voix, comme s’il s’adressait à un enfant en bas âge, qu’es-tu devenu ?

— Fabian ! je ne connais pas ce nom… Fabian ! répéta Tiburcio dont l’étonnement redoubla à cette interpellation, tandis que le Canadien, les yeux avidement fixés sur lui, semblait vouloir écarter avec la main un brouillard qui obscurcissait sa vue.

— Oh ! mon Dieu ! se dit tristement Bois-Rosé, puisque ce nom ne lui rappelle rien, ce n’est pas lui. Pourquoi m’avoir donné ce fol espoir ? Et cependant ces traits sont ceux que l’âge a dû changer ainsi. Mais pardonnez-moi, mon jeune ami, je suis un fou, un insensé ! »

Et le Canadien rejeta le tison dans le foyer, se rassit au pied de l’arbre qu’il avait quitté, et tourna le dos à la lumière, de manière à être complètement enseveli dans l’ombre épaisse que versait le feuillage touffu du liège contre lequel il s’appuyait.

Déjà des teintes bleuâtres éclairaient les cimes les plus élevées de la forêt, le jour allait bientôt luire ; mais sous le feuillage tout était encore obscur, quoique le coq chantât dans la métairie voisine.

Comme ces semences que le vent confie à la terre et qui germent en dépit des orages, malgré le tourbillon d’événements dans lequel Tiburcio avait été emporté, le récit de son arrivée en Amérique, que sa mère adoptive lui avait fait une fois encore avant de mourir, avait germé dans sa mémoire. Se repliant sur lui-même, le fils d’Arellanos se taisait et cherchait à renouer la chaîne de ses souvenirs d’enfance, brisée par dix-huit ans d’intervalle. Sans qu’il s’en rendît compte encore, ce chasseur, assis devant lui, lui rappelait vaguement le géant dont la femme d’Aurellanos avait fait mention.

Mais comment penser que le matelot fût transformé en un chasseur de loutres ? Puis il n’entrevoyait encore dans les questions du Canadien qu’une curiosité bienveil-