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« Pour des motifs qu’il serait sans intérêt pour vous de connaître, j’avais quitté ma cabane afin de me rendre à l’hacienda del Venado. Mon cheval succomba, au milieu de la route, à la soif et à la fatigue, et c’est le cadavre du pauvre animal qui avait attiré le puma et les deux jaguars que vous et votre camarade avez si bravement et si adroitement mis à mort.

— Hum ! dit le Canadien en souriant, c’est un assez triste exploit ; mais continuez. Quel motif de haine peut-on avoir contre un jeune homme qui sort à peine de l’adolescence, car vous n’avez guère plus de vingt ans, je gage ?

— Vingt-quatre, répondit Tiburcio ; mais je continue mon récit. Moi-même je manquai de partager le sort de mon cheval, et quand vous vîntes tous deux nous rejoindre à la couchée de la Poza, il y avait quelques heures à peine que la cavalcade dont je faisais alors partie m’avait trouvé mourant de fièvre et de soif sur le grand chemin, et je ne m’explique pas clairement pourquoi ces gens ne m’ont sauvé à ce moment que pour essayer de m’assassiner plus tard.

— Quelque rivalité d’amour, dit le Canadien en souriant, c’est toujours là l’histoire de la première jeunesse.

— Je l’avoue, répondit Tiburcio avec quelque embarras ; mais il y a autre chose aussi : c’est peut-être pour s’assurer à eux seuls la possession exclusive d’un secret d’une importance extrême que je partage avec eux. Il est de fait certain qu’il y a trois hommes que ma vie gêne, mais il y en a parmi eux aussi un dont on m’a fait jurer de tirer vengeance, et, quoique seul contre trois, il faut que je remplisse le serment que j’ai fait au lit de mort d’une personne qui m’était bien chère. »

Tiburcio attribuait toujours à don Estévan le meurtre d’Arellanos.

Le canadien suivait de l’œil avec un intérêt visible la figure mobile de Tiburcio, et applaudissait tacitement à cette ardeur juvénile qui ne lui laissait pas mesurer le danger.