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l’un veillait pendant que l’autre dormait. Le Canadien se leva donc de son lit de mousse, élira ses membres robustes, se promena quelques minutes pour secouer un reste de sommeil, et revint s’asseoir près du foyer, le dos appuyé contre le tronc d’un liège.

La clarté du foyer éclairait en plein son visage, sur lequel la fatigue plus que l’âge avait creusé de profonds sillons, tandis que ses deux compagnons endormis étaient ensevelis dans l’ombre.

Au milieu du silence profond de la nature, dans un de ces moments solennels de méditation pendant lesquels la vie tout entière vient se retracer à la mémoire, sa figure était calme et il eût été facile d’y lire son passé sans reproche et sans remords. Immobile comme une statue, il semblait la plus belle personnification de la force qui veille.

Mais s’il est en la puissance de l’homme d’arranger sa vie de manière à pouvoir descendre sans regret au fond de sa conscience à toute heure et en tous les lieux, une main plus puissante que sa volonté dispose à son gré des événements qui peuvent encore, après bien des années, éveiller dans le cœur de tristes souvenirs. À l’aspect de Tiburcio endormi, une teinte de mélancolie passait de temps à autre comme un nuage sur le front du Canadien.

Bois-Rosé se leva avec précaution, s’approcha du jeune homme et se pencha sur lui, pour le considérer plus attentivement, et, après l’avoir examiné longtemps, il revint, toujours silencieux, se rasseoir à la place qu’il avait quittée.

« C’est bien l’âge qu’il doit avoir, s’il vit encore, se dit-il à voix basse ; mais comment reconnaître dans cette figure, dans ces traits d’un jeune homme dans toute sa vigueur, ceux d’un enfant qui avait quatre ans à peine quand il me fut enlevé ? »

Un sourire de doute passa sur sa bouche, comme s’il eût été forcé de reconnaître la folie de ses suppositions.

« Et, cependant, reprit-il, j’ai été le jouet de trop d’événements, j’ai vécu trop longtemps en face de la nature pour