Page:Gabriel Ferry - Le coureur des bois, Tome I, 1881.djvu/219

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pas pourquoi ; mais si vous avez à établir un blocus autour de l’hacienda, je suis là pour vous suppléer, et j’ai de bons yeux à votre service ; ainsi, dormez tranquille. »

Tiburcio s’était allongé sur l’herbe, et, après avoir prié de nouveau ses deux hôtes de l’éveiller avant le jour, la fatigue, jointe à tant d’émotions qu’il avait éprouvées, ne tarda pas à le plonger dans un sommeil léthargique.

Le Canadien le considéra silencieusement pendant quelques instants, et, s’adressant à Pepe :

« Si les physionomies ne sont pas trompeuses, dit-il, je ne crois pas que nous ayons à nous repentir d’avoir accueilli ce pauvre garçon.

— J’avais commencé par m’en défier, répondit Pepe ; mais le certificat qu’il porte au bras me prouve qu’il n’a pas trouvé des amis sous le toit d’où il sort, et il ne tiendra qu’à lui que je devienne le sien.

— Quel âge croyez-vous qu’il ait ? demanda Bois-Rosé, dont la figure trahissait tout l’intérêt qu’il prenait à son examen.

— Il n’a pas plus de vingt-quatre ans, j’en répondrais, répondit l’ex-miquelet.

— C’est ce que je pensais, dit le Canadien en ayant l’air de se parler plutôt à lui-même qu’à son ami, tandis qu’une expression de mélancolie adoucissait sa rude physionomie ; c’est l’âge qu’il doit avoir, s’il vit encore. »

Et un soupir s’échappa malgré lui de sa vaste poitrine.

« Qui ça, dites-vous ! interrompit brusquement l’Espagnol, dans l’âme duquel ces paroles semblaient trouver fortuitement un écho ; connaîtriez-vous quelqu’un ?…

— Le passé est le passé, vous dis-je, reprit Bois-Rosé ; et quand il n’est pas ce qu’on aurait voulu qu’il fût, le mieux est de l’oublier. Mais tenez, laissons là de tristes souvenirs, car ce serait m’ôter l’appétit si je me laissais aller plus longtemps à penser à ce qui n’est plus, à espérer ce qui ne peut pas être. J’ai vécu seul dans les bois, et je dois mourir seul comme j’aurai vécu. »