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« Après tout, j’ai vécu trop longtemps parmi les Indiens pour désapprouver votre manière de voir, et si je connaissais les motifs qui vous guident, peut-être vous approuverais-je complètement.

— Je puis vous dire cela en deux mots, reprit celui des deux chasseurs que le Canadien appelait Pepe. Il y a vingt ans que j’étais, comme je vous l’ai dit, miquelet au service de Sa Majesté Catholique.

« J’aurais été assez content de mon sort, car notre solde était bonne ; malheureusement on ne nous la payait jamais. Nous pouvions espérer que quelque capture de contrebande, car nous étions à la fois gardes-côtes, pourrait nous en dédommager un jour ou l’autre ; mais la contrebande était aussi rare que le payement de notre solde : quel espoir pouvait rester aux contrebandiers avec deux cents gaillards toujours aux aguets ? Si, dit-on, ventre affamé n’a pas d’oreilles, le nôtre avait en ce cas des yeux de lynx, et, depuis le capitaine jusqu’au dernier soldat, c’était une effrayante concurrence de vigilance et de zèle.

« Pour lors, je fis le raisonnement que voici : il est évident, me dis-je, qu’en présence de pareilles dispositions, si quelque contrebandier se hasarde sur ses côtes, il ne le fera qu’après s’être arrangé avec le capitaine. Le capitaine, vous le pensez bien, ne devait pas se refuser à un arrangement, et devait chercher, pour le seconder en pareil cas, celui de ses carabiniers qui lui inspirerait le plus de confiance. Pour arriver à ce but, je pris un moyen détourné : j’affectai de dormir toujours. J’y trouvais un double avantage : car qui dort dîne, et, d’un jour à l’autre, j’espérais prendre ma part du gâteau offert au capitaine qui me choisirait de préférence, bien certain que je dormirais à mon poste. »

En ce moment le Canadien débrochait l’éclanche de mouton, qui mêlait un délicieux parfum à la brise embaumée de la nuit.