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« Qu’est-ce donc, seigneur don Estévan » seigneur duc, veux-je dire — car peut-être Tragaduros rêvait-il de la cour du roi d’Espagne, — s’écria don Vicente éveillé en sursaut.

— Je viens prendre congé de vous, et vous donner mes dernières instructions.

— Eh quoi ! dit le sénateur, quelle heure est-il donc ? ou bien ai-je dormi trois jours durant sans m’éveiller ?

— Non, reprit gravement l’Espagnol, mais un danger sérieux menace vos projets et les miens ; ce jeune rustre déguenillé connaît comme moi l’existence du val d’Or, et, qui pis est, il aime doña Rosarita, et doña Rosarita l’aime ! »

Tragaduros, au lieu de bondir comme don Estévan à cette nouvelle, s’affaissa sur ses oreillers en s’écriant : « Alors, adieu cette dot d’un million que je caressais déjà, adieu ces belles campagnes aux troupeaux bondissants que je regardais comme à moi, adieu les honneurs de la cour du roi Charles Ier.

— Tout n’est pas encore perdu, répliqua don Estévan ; le mal peut se réparer, mais il faut se hâter. Ce jeune homme a quitté ce soir l’hacienda ; il faut le prévenir, savoir de quel côté il a porté ses pas et lui couper le chemin. Tant pis pour lui si sa mauvaise étoile l’a poussé contre vous. »

L’Espagnol n’en ajouta pas davantage au sujet de Tiburcio. Quant au sénateur, à qui peu importait sans doute de quelle manière on écarterait du coffre-fort de don Augustin un compétiteur si redoutable, il reprit son courage un instant abattu.

« Quoi qu’il en soit, ajouta don Estévan, ce jeune homme ne sera plus reçu à l’hacienda, car je vais aussi prévenir le seigneur Pena ; vous serez donc maître de la place, et c’est à vous d’agir en sorte que nul n’y pénètre. Faites-vous aimer, cela vous sera facile, car vous n’aurez affaire qu’à un absent, et peut-être à un… mort :