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de cette supposition à propos d’un homme qu’elle avait vu pour la première fois ce soir même. Je n’ai parlé que d’une volonté déjà manifestée par mon père, et devant laquelle les espérances que vous avez pu concevoir deviennent des chimères et de vains rêves.

— Cette volonté seule vous jette-t-elle dans les bras d’un prodigue ruiné, qui ne voit dans la possession de votre personne qu’une occasion de refaire sa fortune dissipée, de satisfaire ses désirs ambitieux ? Dites, Rosarita, dites, votre cœur n’est-il pas complice de cette volonté ? Ah ! si la violence seule vous contraignait, avec quel bonheur je vous disputerais à ce rival ! Mais vous ne répondez pas, oh ! Rosarita, vous l’aimez !… et moi… oh ! pourquoi ne m’a-t-on pas laissé mourir, il y a quelques heures, consumé par la fièvre et par la soif ? »

Tiburcio en était là de ces reproches que tout homme se croit en droit d’adresser à la femme dont il n’a pas su se faire aimer, quand, derrière le massif d’orangers qui cachait don Estévan et Cuchillo, un frémissement presque imperceptible du feuillage se fit entendre, la jeune fille s’écria :

« Chut ! n’ai-je pas entendu quelque bruit ? »

Tiburcio se retourna vivement, l’œil enflammé, heureux de verser sur quelqu’un la sourde colère qui grondait en lui ; mais les rayons de la lune n’éclairaient que les feuilles des orangers ; tout était tranquille. Il reprit donc bientôt son attitude morne et pensive ; la douleur avait aussi repris possession de son âme que la colère n’avait traversée que comme un éclair unique dans un ciel sombre.

« C’est peut-être l’esprit de quelque pauvre amant mort de désespoir qui soupire dans ces arbres, dit-il mélancoliquement.

— Jésus ! vous me faites peur, s’écria la jeune fille en tirant de dessous son rebozo son bras nu pour faire un rapide signe de croix. Croyez vous donc qu’on en meure ? » demanda-t-elle naïvement.