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rait d’un œil presque intimidé, tant l’Espagnol avait dans l’expression de sa figure de dignité sombre et imposante.

« Mais où marcher ? continua l’Espagnol, quel but poursuivre encore ? Par quelle issue précipiter ce torrent d’activité qui bouillonnait en moi ?

« Enfin, un événement vint m’offrir une fois encore la lutte et le combat, et j’espérai, car pour moi, lutter, combattre, c’est oublier.

« Nos commotions politiques n’arrivent pas jusqu’à vous, don Vicente. L’Europe peut trembler sur ses bases sans que, dans ce coin reculé de l’Amérique, vous vous aperceviez de nos secousses ; vous n’avez donc rien appris de ce que je vais vous dire.

« Il y a bientôt deux ans, le roi d’Espagne, par une violation de la loi salique importée dans le royaume par ses ancêtres, vint arracher à don Carlos de Bourbon, son frère, à qui j’étais tout dévoué, la couronne qu’il attendait, et préparer ainsi le foyer d’une guerre civile que vous verrez éclater plus tard.

« L’infante Isabelle fut déclarée héritière présomptive du trône de Ferdinand VII, à l’exclusion de don Carlos, son oncle. J’essayai, mais en vain, de calmer la douleur mortelle de mon auguste protecteur.

« Parmi les consolations que je lui offris, parmi les plans que je lui proposai, un projet gigantesque se présenta tout d’un coup à mon imagination ; ce projet m’ouvrait une vaste perspective de dangers à braver, de difficultés presque insurmontables à vaincre : ce fut ce qui me le fit adopter.

« Je rêvai de conquérir pour mon maître un royaume aussi beau, aussi vaste que celui qu’il perdait ; je rêvai de lui rendre un des beaux fleurons de la couronne transatlantique que ses ancêtres avaient si glorieusement portée. Je voulus conquérir un trône, et ce trône une fois conquis, je rêvai, moi, obscur gentilhomme il y a vingt ans, aujourd’hui rassasié d’honneurs et de richesses, d’en