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« Je donnerais ma vie, lui dit-il d’une voix basse et suppliante, pour vous entretenir, ne fût-ce qu’un moment, de choses de la plus haute importance. »

La jeune fille le regarda d’un air étonné, quoique peut-être d’anciennes relations et la liberté des mœurs mexicaines pussent excuser une pareille prétention. Elle fit un mouvement dédaigneux des lèvres et parut réfléchir. Tiburcio lui jeta un regard suppliant, et, comme tout semblait spontané chez elle, la réflexion ne fut pas longue ; elle répondit brièvement :

« Ce soir, à dix heures, je serai derrière les grilles de ma fenêtre. »

Tandis que le timbre exquis de sa voix vibrait délicieusement à l’oreille de Tiburcio, on vint annoncer que le souper était prêt. On passa dans une autre salle.

Une table splendidement servie en occupait le milieu, et la flamme de nombreuses bougies, que l’air frais de la nuit faisait vaciller dans leurs verrines de cristal, éclairait l’antique et massive argenterie qui étincelait partout. Bien que, selon l’usage, toute la prodigalité culinaire qui chargeait la table n’eût été, pour un palais européen, qu’une parodie extravagante de tous les principes gastronomiques, elle parut à tous les convives, à l’exception de don Estévan, le nec plus ultra du luxe et de la délicatesse.

Le haut de la table était occupé par don Augustin, sa fille, don Estévan, le sénateur et le chapelain de l’hacienda. Tiburcio, Cuchillo, Pedro Diaz et Oroche étaient relégués à l’autre extrémité. Le chapelain dit le Bénédicite. Quoiqu’il n’eût plus ce bredouillement sans façon avec lequel il avait expédié les prières des morts dans la cabane de Tiburcio, et que ce fût d’un air d’onction en harmonie avec la solennité de la circonstance qu’il récitait la prière, sa voix réveilla dans le cœur de l’orphelin les tristes souvenirs que des impressions plus récentes avaient pour un moment assoupis.