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Cependant il en était résulté qu’une défiance instinctive s’était mutuellement enracinée dans le cœur des deux compagnons de route, et chacun pressentit dans l’autre un ennemi mortel. Cuchillo résolut plus que jamais de se défaire du sien, sans examen préalable : car un crime de plus n’était que peu de chose pour lui ; et Tiburcio, plus loyal, se rappelant le serment qu’il avait fait à sa mère adoptive, en différa l’exécution jusqu’à parfaite connaissance de cause. Nous n’avons pas besoin d’ajouter que, dans ce dernier cas, le vengeur de Marcos Arellanos n’envisageait l’accomplissement de son vœu que dans une lutte à mort, mais à visage découvert.

Tiburcio était aussi absorbé dans d’autres réflexions : chaque pas qu’il faisait le rapprochait de celle en qui se concentraient ses plus tendres pensées ; et, s’il est dans le cœur de l’homme d’espérer ce qu’il ne désire que médiocrement, il ne peut s’empêcher de voir toujours des obstacles insurmontables se dresser entre lui et la possession des objets qu’il convoite le plus ardemment. C’est là le secret des résolutions héroïques.

Dans le trajet l’exaltation de Tiburcio était tombée petit à petit, et il entrevoyait alors des impossibilités que ses rêves à la couchée de la Poza ne lui avaient pas permis d’apercevoir. Aussi prit-il une résolution désespérée : celle de savoir à quoi s’en tenir dès le soir même.

Quand, servi par le hasard, Tiburcio avait rencontré doña Rosario au fond des bois, égarée avec son père et les domestiques qui l’accompagnaient ; quand, assez heureux pour voyager deux jours avec elle, il avait rendu à la beauté de la jeune fille cet hommage qui, dans le cœur ardent d’un jeune homme, est un amour rapide et profond, il s’était bercé de bien doux rêves, jusqu’au moment où, ayant appris que c’était la fille de l’opulent don Augustin Pena, il avait compris toute la folie de ses espérances en mesurant la distance qui le séparait d’elle.

Si donc il avait saisi avec tant d’ardeur l’espoir qu’avait