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de ne pas nous trouver resserrés dans les villes. Mais c’est une profession qui se perd ; et quand tous deux nous ne serons plus, la race des coureurs des bois s’éteindra en Amérique. Ni Dormilon ni moi n’avons de fils pour continuer la profession de leurs pères. »

Il y avait dans ces dernières paroles du Canadien une nuance de mélancolie qui contrastait avec son rude parler. Ici, don Estévan se mêla à la conversation :

« C’est un triste métier, dit-il, et, si vous vouliez être des nôtres dans une expédition que nous allons entreprendre, je pourrais, pour votre part de butin, remplir vos bonnets de poudre d’or. Dites, le voulez-vous ?

— Non, répondit brusquement le compagnon du Canadien.

— Chacun son métier, reprit ce dernier ; nous ne sommes pas des chercheurs d’or. Puis nous aimons à aller où il nous plaît, sans chef, sans contrôle, à être libres, en un mot, comme le soleil ou le vent dans les savanes. »

Cette réponse fut faite d’un ton si péremptoire que l’Espagnol dut renoncer à combattre une résolution qui paraissait inébranlable, et chacun ne songea plus qu’à s’installer le plus commodément pour passer la nuit.

Tous, à l’exception de Tiburcio, ne tardèrent pas à s’endormir. Mais Tiburcio était bien jeune ; depuis vingt-quatre heures à peine il se trouvait orphelin d’une femme qu’il aimait comme sa mère, et Tiburcio était amoureux : triple raison pour ne pas dormir et pour rêver.

Ce fut d’abord une tristesse profonde qui s’empara de ses sens. Il se trouvait dans une situation exceptionnelle, où le passé était pour lui aussi mystérieux, aussi impénétrable à ses yeux que l’avenir.

« Oh ! ma mère, se dit-il dans son cœur, oh ! ma mère, qui m’apprendra maintenant qui je suis ? »

Et il semblait prêter l’oreille, comme si les soupirs du vent dans les feuilles eussent dû prendre une voix pour lui répondre. Tiburcio était loin de soupçonner que, parmi