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fin. Une proportion effrayante s’établissait entre les progrès de la soif chez le tigre et la diminution du bois au foyer. La lueur du feu était la plus infranchissable barrière à opposer au désespoir de la bête féroce.

« La soif serre de plus en plus le gosier du jaguar, à n’en pas douter ; la première chance nous échappe déjà, je le crains, dit Benito d’un air morne.

Hijo de… te tairas-tu ! s’écria Cuchillo en s’avançant le couteau à la main vers Benito. Prophète de malheur ! n’as-tu que des nouvelles lugubres à nous donner ?

— Que puis je faire ? dit le domestique sans s’émouvoir. Je suppose que je ne parle qu’à des hommes de cœur, et quand votre couteau ferait ce que le jaguar peut faire d’un moment à l’autre, ce sera une chance de moins en votre faveur. Au lieu de huit, il n’aura plus qu’à choisir entre sept ; car ces animaux sont trop sensuels pour emporter un cadavre. À tout prendre, c’est un noble animal, qui… »

Cette fois, la réticence de l’incorrigible panégyriste des tigres fut involontaire. Un rugissement, éclatant comme le son d’un clairon, retentit du côté opposé au dernier et lui coupa la parole.

« Ave Maria ! le tigre est marié ! s’écria Baraja avec angoisse.

— Cet homme dit vrai, continua Benito ; car il y en a deux, et jamais deux tigres mâles n’ont chassé de compagnie. Quoi que vous en disiez, seigneur Cuchillo, voilà déjà deux chances de moins : la soif augmente et le tigre est double. Or, un est à quatre comme deux sont à huit, c’est-à-dire que… sur quatre…

— Ça fait cinq sur huit, interrompit Baraja, dont la terreur troublait les facultés mathématiques.

Caray ! comme vous y allez ! reprit froidement le vieux Benito. La peur vous fait extravaguer, mon cher ; pour deux tigres il ne faut que deux hommes, si je sais bien calculer ; or, vous en mettez cinq, c’est trois de trop.