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le cou du pauvre animal, se laissait emporter par lui, et il était à peine à quelque distance de moi, qu’un affreux craquement d’os brisés se fit entendre ; le cheval tomba comme la foudre : le jaguar venait de lui casser la dernière vertèbre près de la tête.

« Le tigre et le cheval roulèrent l’un sur l’autre en tournoyant, et le lendemain, au jour, il ne restait plus que des lambeaux déchirés du coursier qui m’avait porté si longtemps.

« Eh bien ! croyez-vous maintenant que le jaguar n’attaque que les poulains ? » demanda le vieux pâtre.

Personne ne répondit ; mais les auditeurs de Benito tournèrent la tête vers l’endroit où la zone de lumière expirait devant d’épaisses ténèbres, comme si au milieu d’elles dussent apparaître les prunelles flamboyantes d’un de ces formidables animaux.

Sous l’impression du récit de l’ancien pâtre et de celle causée par la présence indubitable d’un des terribles rôdeurs de nuit des bois d’Amérique, le silence des voyageurs se prolongea longtemps encore. Tiburcio fut le premier à le rompre. Aussi habitué que le vaquero à la vie solitaire, il était moins ému que ses compagnons.

« Cependant, dit-il, si vous n’eussiez pas eu de cheval, le jaguar vous eût dévoré à sa place ; votre cheval vous a donc sauvé en payant pour vous, et ici nous avons vingt chevaux pour un tigre.

— Ce jeune homme raisonne fort bien, ce me semble, s’écria Baraja, rassuré par cette observation.

— Vingt chevaux, oui, reprit Benito ; ils resteront près de nous jusqu’à ce que la peur ait troublé leur jugement, et à l’approche immédiate du danger, ils s’enfuiront pleins d’une folle terreur. Le jaguar qui rôde par ici ne les poursuivra pas, parce que l’instinct des chevaux les entraînera du côté opposé à l’eau, dont il ne veut pas s’éloigner, et, peut-être…

— Peut-être ?… demandèrent plusieurs voix à la fois.