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brillants ; le cou tendu vers leurs gardiens, ils semblaient vouloir se mettre sous la protection de l’homme. Parfois un hennissement de terreur se faisait bruyamment entendre au milieu de ce groupe d’animaux effrayés. Il était évident que l’instinct leur faisait redouter un danger encore éloigné.

« C’est quelque jaguar qui rôde par ici, disait un des domestiques, et nos animaux le sentent de loin.

— Bah ! disait un autre, le jaguar n’attaque que les poulains ; il n’oserait se hasarder à attaquer un cheval vigoureux.

— Vous croyez cela, vous ? reprit le premier ; eh bien, demandez à Benito, que voici, ce qu’il advint à l’endroit d’un beau et fort cheval qu’il aimait beaucoup. »

Benito s’avança vers les deux interlocuteurs :

« Un jour, dit-il, ou plutôt une nuit comme celle-ci, je m’étais fort éloigné de l’hacienda del Venado, où je servais alors, et j’avais pris le parti de passer la nuit près de la source de l’Ojo de Agua. J’avais attaché mon cheval assez loin de moi, dans un endroit où l’herbe était plus drue, et je dormais comme on dort quand on a fait vingt lieues dans la journée, lorsque je fus éveillé par des rugissements et des hennissements de tous les diables. Il faisait un clair de lune à y voir comme en plein jour. Effrayé du sabbat infernal que j’entendais, je voulus rallumer mon feu ; mais il s’était éteint, et j’eus beau souffler, je n’en pus tirer la moindre étincelle. Tout à coup je vis passer au galop mon cheval qui, au risque de s’étrangler, avait rompu la reata (la longe) que je lui avais passée au cou. « Bon, me dis-je, au lieu d’un cheval qui me manquait, je vais en avoir deux à chercher. » J’avais à peine fait cette réflexion, que je distinguai au clair de lune, bondissant après mon cheval, un superbe jaguar en pleine poursuite. Il semblait à peine toucher la terre, car chacun de ses bonds le transportait à vingt pieds plus loin. Je compris que mon cheval était perdu. Je prêtai