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gens qu’on doit respecter, si on n’est pas sûr de les anéantir d’un coup, eux et les leurs… Qui me dit qu’à la place de Jean Lacheneur, je n’agirais pas comme lui.

Il se tut un moment, puis, éclairé par un de ces rapides et éblouissants éclairs, qui parfois déchirent les ténèbres de l’avenir :

— Seul je connais bien Jean Lacheneur, reprit-il ; seul j’ai pu mesurer sa haine, et je sais qu’il ne vit plus que par l’espoir de se venger de nous… Certes nous sommes bien haut et il est bien bas, n’importe ! Nous avons tout à craindre. Nos millions sont comme un rempart autour de nous, c’est vrai, mais il saura s’ouvrir une brèche. Et les plus minutieuses précautions ne nous sauveront pas : un moment viendra quand même où nos défiances s’assoupiront, tandis que sa haine veillera toujours. Qu’entreprendra-t-il, je n’en sais rien, mais ce sera terrible. Souvenez-vous de mes paroles, Blanche, si le malheur entre dans notre maison, c’est que Jean Lacheneur lui aura ouvert la porte…

Tante Médie et sa nièce étaient trop bouleversées pour articuler seulement une parole, et pendant cinq minutes on n’entendit que le pas de Martial qui arpentait le salon.

Enfin il s’arrêta devant sa femme.

— Je viens d’envoyer chercher des chevaux de poste, dit-il… Vous m’excuserez de vous laisser seule ici… Il faut que je me rende à Sairmeuse… Je ne serai pas absent plus d’une semaine.

Il partit, en effet, quelques heures plus tard, et Mme Blanche se trouva abandonnée à elle-même et maîtresse d’elle pour plusieurs jours.

Ses angoisses étaient plus intolérables encore qu’au lendemain du crime. Ce n’était plus contre des fantômes qu’elle avait à se défendre maintenant ; Chupin existait, et sa voix, si elle n’était pas plus terrible que celle de la conscience, pouvait être entendue.

Si Mme Blanche eût su où le prendre, le misérable, elle eût traité avec lui. Elle eût obtenu, pensait-elle,