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père qui m’a rendu fou, oui, fou comme il l’était lui-même…

Après les insultes des Sairmeuse, résolu à se venger de ces nobles si orgueilleux et si durs, votre père vit en moi un complice, il m’avait deviné. C’est en sortant de chez le baron d’Escorval, il doit vous en souvenir, un dimanche soir, que fut conclu le pacte qui me liait aux projets de votre père.

« Tu aimes ma fille, mon garçon, me dit-il, eh bien ! aide-moi, et je te promets que le lendemain du succès, elle sera ta femme… Seulement, ajouta-t-il, je dois te prévenir que tu joues ta tête ? »

Mais qu’était la vie comparée à l’espérance dont il venait de m’éblouir ! De ce soir-là, je me donnai corps, âme et biens à la conspiration. D’autres s’y sont jetés par haine, pour satisfaire d’anciennes rancunes, ou par ambition, pour reconquérir des positions perdues : moi je n’avais ni ambitions ni haines !

Que m’importaient les querelles des grands, à moi, ouvrier de la terre !… Je savais bien qu’il était hors du pouvoir du plus puissant de tous, de donner à mes récoltes une goutte d’eau pendant la sécheresse, un rayon de soleil pendant les pluies…

J’ai conspiré parce que je vous aimais…

— Ah ! vous êtes cruel !… s’écria Marie-Anne, vous êtes impitoyable !…

Pauvre fille ! ses yeux, qui avaient tant pleuré, avaient encore des larmes qui roulaient brûlantes le long de ses joues.

Il lui était donné de juger par le dénoûment l’horreur du rôle que son père lui avait imposé et qu’elle n’avait pas eu l’énergie de repousser.

Mais Chanlouineau n’entendit seulement pas l’exclamation de Marie-Anne. Toutes les amertumes du passé montant à son cerveau comme les fumées de l’alcool, il perdait conscience de ses paroles.

— Le jour vint vite, cependant, poursuivit-il, où toutes les illusions de ma folie s’envolèrent… Vous ne pou-