Page:Gaboriau - Monsieur Lecoq, Dentu, 1869, tome 2.djvu/20

Cette page a été validée par deux contributeurs.

fatal dimanche d’août 1815, vingt ans s’étaient écoulés…

Vingt ans !… Et il lui semblait que c’était hier que, rouge et tremblant, il alignait les piles de louis sur le bureau du receveur du district.

Avait-il rêvé ?… Avait-il vécu ?…

Il n’avait pas rêvé… une vie entière tient dans l’espace de dix secondes, avec ses luttes et ses misères, ses joies inattendues et ses espoirs envolés…

Perdu dans ses souvenirs il était à mille lieues de la situation présente, quand un vulgaire incident, plus puissant que la voix de sa fille, le ramena brutalement à l’affreuse réalité.

La grille du château de Sairmeuse — de son château — où il venait d’arriver se trouvait fermée.

Il secoua les barreaux avec une sorte de rage, et ne pouvant briser la serrure, il sonna à briser la cloche.

Au bruit, le jardinier se hâta d’accourir.

— Pourquoi cette grille est-elle fermée ?… demanda M. Lacheneur avec une violence inouïe… De quel droit barricade-t-on ma maison lorsque moi, le maître, je suis dehors !…

Le jardinier voulut présenter quelques excuses.

— Tais-toi !… interrompit M. Lacheneur, je te chasse, tu n’es plus à mon service !…

Il passa, laissant le jardinier pétrifié, et traversa la cour du château, cour d’honneur princière, sablée de sable fin, entourée de gazons, de corbeilles de fleurs et de massifs d’arbres verts.

Dans le vestibule dallé de marbre, trois de ses métayers étaient assis, l’attendant, car c’était le dimanche qu’il recevait les gens de son immense exploitation.

Ils se levèrent dès qu’il parut, se découvrant respectueusement. Mais il ne leur laissa pas le temps de prononcer une parole.

— Qui vous a permis d’entrer ici ?… leur dit-il d’un ton menaçant ; que me voulez-vous ? On vous envoie m’espionner, n’est-ce pas ?… Sortez !…