Page:Gaboriau - Monsieur Lecoq, Dentu, 1869, tome 2.djvu/17

Cette page a été validée par deux contributeurs.

meuse avait émigré avec M. le comte d’Artois. Ils se réfugiaient à l’étranger comme un passant s’abrite sous une porte pour laisser passer une averse, en se disant : « Cela ne durera pas. »

Cela dura, et l’année suivante la vieille demoiselle Armande, qui était restée à Sairmeuse, mourut de saisissement à la suite d’une visite des patriotes de Montaignac.

Le château fut fermé, le président du district s’empara des clés au nom de la nation, et les serviteurs se dispersèrent, chacun tirant de son côté.

C’est Montaignac que Lacheneur choisit pour sa résidence.

Jeune, brave, bien fait de sa personne, doué d’une physionomie énergique, d’une intelligence très-au-dessus de sa condition, il ne tarda pas à se faire une renommée dans les clubs.

Trois mois durant, Lacheneur fut le tyran de Montaignac.

À ce métier de tribun on ne s’enrichissait guère ; aussi la surprise fut-elle immense dans le pays, lorsqu’on apprit que l’ancien valet de ferme venait d’acheter le château et presque toutes les terres de ses anciens maîtres.

Certes, la nation n’avait pas vendu ce domaine princier le vingtième seulement de sa valeur. Il avait été adjugé au prix de soixante-cinq mille livres. C’était pour rien.

Encore, cependant, fallait-il avoir cette somme, et Lacheneur la possédait, puisqu’il l’avait versée en beaux louis d’or entre les mains du receveur du district.

De ce moment, sa popularité fut perdue. Les patriotes qui avaient acclamé le pauvre valet de charrue renièrent le capitaliste. Il s’en moqua et fit bien. De retour à Sairmeuse, il put constater qu’on saluait fort bas le citoyen Lacheneur.

Contre l’ordinaire, il ne fit pas fi de ses espérances passées au moment où elles devenaient réalisables.