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voyais un successeur et un continuateur de ma méthode d’induction ; comment, c’est toi qui m’adresses cette question saugrenue !… Voyons, réfléchis donc un peu ! Te faut-il un exemple pour aider ton intelligence ? Soit. Suppose-toi juge, pour un moment. Un crime est commis ; on te charge de l’instruction, et tu te rends près du prévenu pour l’interroger… très bien. Ce prévenu avait réussi jusque-là à dissimuler son identité… c’est notre cas, n’est-il pas vrai ? Eh bien !… Que ferais-tu, si du premier coup d’œil tu reconnaissais sous un déguisement ton meilleur ami, ou ton plus cruel ennemi ?… Que ferais-tu ?…

— Je me dirais qu’il commet une coupable imprudence, le magistrat qui s’expose à avoir à hésiter entre son devoir et sa passion, et je me récuserais.

— J’entends, mais dévoilerais-tu la véritable personnalité de ce prévenu, ami ou ennemi, personnalité que tu serais seul à connaître ?…

La question était délicate, la réponse embarrassante. Lecoq garda le silence, réfléchissant.

— Moi ! s’écria le père Absinthe, je ne révèlerais rien du tout. Ami ou ennemi du prévenu, je resterais neutre absolument. Je me dirais que d’autres cherchent qui il est, ce sera tant mieux s’ils le trouvent… et j’aurais la conscience nette.

C’était le cri de l’honnêteté, non la consultation d’un casuiste.

— Je me tairais aussi, répondit enfin le jeune policier, et il me semble qu’en me taisant je ne manquerais à aucune des obligations du magistrat.

Le père Tabaret se frottait vigoureusement les mains,