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— Il y a, mon père, que je viens vous embrasser une dernière fois et vous demander les moyens de fuir, de passer à l’étranger.

— Vous voulez fuir ?

— Il le faut, mon père, et sur-le-champ, à l’instant ; on me poursuit, on me traque, dans un moment la gendarmerie peut être ici. J’ai tué deux hommes.

Le choc reçu par le marquis fut tel que, oubliant sa goutte, il essaya de se dresser. La douleur le recoucha sur son fauteuil.

— Où ? quand ? interrogea-t-il d’une voix affreusement altérée.

— À Tarascon, dans un café, il y a une heure, ils étaient quinze, j’étais seul, j’ai pris un couteau !

— Toujours les gentillesses de 93, murmura le marquis. On vous avait insulté, comte ?

— On insultait devant moi une noble jeune fille.

— Et vous avez châtié les drôles Jarnibleu ! vous avez bien fait. Où a-t-on vu jamais qu’un gentilhomme laissât en sa présence des faquins manquer à une personne de qualité ! Mais de qui avez-vous pris la défense ?

— De Mlle Valentine de La Verberie.

— Oh ! fit le marquis, oh !… de la fille de cette vieille sorcière. Jarnitonnerre ! Ces La Verberie, que Dieu les écrase, nous ont toujours porté malheur.

Certes, il abominait la comtesse, mais en lui le respect de la race parlait plus haut que le ressentiment. Il ajouta donc :

— N’importe ! comte, vous avez fait votre devoir.

Cependant, chez les serviteurs du château, la curiosité devint bientôt plus forte que la crainte du maître, et Saint-Jean, le vieux valet de chambre du marquis, osa bien ouvrir la porte de la chambre, entrer et demander :

— Monsieur le marquis a sonné ?

— Non, maître drôle, non, répondit M. de Clameran, je n’ai pas sonné, et tu le sais bien. Mais puisque te voici, tant mieux. Vite, du linge ; vite des vêtements. Apporte ici tout ce qu’il faut pour changer et panser M. le comte. En un moment, l’ordre fut exécuté.