ayant sur le fond même des faits une opinion pareille, avec des façons différentes de les envisager, c’est-à-dire se trouvant dans d’admirables conditions pour discuter éternellement sans s’entendre ni se fâcher jamais.
Lui, se faisant une philosophie, se moquait de tout et digérait bien. Elle, gardant sur le cœur des rancunes terribles, maigrissait de rage et verdissait de jalousie.
Peu importe ! Ils eussent passé ensemble des délicieuses soirées. Car enfin, ils étaient voisins, très-proches voisins.
De Clameran, on voyait très-bien le lévrier noir de Valentine courir dans les allées du parc de La Verberie ; et de La Verberie, on voyait, tous les soirs, s’illuminer les fenêtres de la salle à manger de Clameran.
Même, à propos de cette illumination quotidienne, la comtesse, quotidiennement et à la même heure, disait, et de quel ton !
— Ah ! voici leurs orgies qui commencent.
Entre les deux châteaux, il n’y avait que le fleuve, le Rhône, un peu encaissé en cet endroit, roulant à pleins bords ses flots rapides.
Oui, mais entre les deux familles, une haine existait, plus profonde que le Rhône, plus difficile à détourner ou à combler.
D’où venait cette haine ?
La comtesse et le marquis auraient été bien embarrassés de le dire avec quelque exactitude.
On racontait que sous le règne de Henri IV ou de Louis XIII, un La Verberie avait séduit et mis à mal une Clameran.
La séduction avait amené un duel ; il y avait eu des épées au soleil et du sang sur le pré.
Voilà tout ; et encore les faits n’avaient-ils pas été bien éclaircis à l’époque.
Mais sur ce canevas, à peu près historique, la légende avait jeté ses broderies capricieuses, et ce simple récit, transmis de génération en génération, passant de bouche en bouche, était devenu une histoire tragique, lugubre, pleine de sang, de perfidies et d’horreur.