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— Je n’ai pas toujours servi les autres, poursuivait-il, mon père était à l’aise, presque riche, il avait près de Saumur de vastes jardins et il passait pour un des plus habiles horticulteurs de Maine-et-Loire. On m’a fait instruire et, quand j’ai eu seize ans, je suis entré chez les messieurs Leroy, d’Angers, afin d’y apprendre mon état. Au bout de quatre ans, on me regardait comme un garçon de talent, dans la partie. Malheureusement pour moi, mon père, veuf depuis plusieurs années déjà, mourut. Il me laissait pour cent mille francs au moins de terres excellentes ; je les donnai pour soixante mille francs comptant, et je vins à Paris. J’étais comme fou en ce temps là. J’avais une fièvre de plaisir que rien ne pouvait calmer, la soif de toutes les jouissances, une santé de fer et de l’argent. Je trouvais Paris étroit pour mes vices, il me semblait que les objets manquaient à mes convoitises. Je me figurais que mes soixante mille francs dureraient éternellement.

Guespin s’arrêta, mille souvenirs de ce temps lui revenaient à la pensée, et bien bas il murmura : — C’était le bon temps.

— Mes soixante mille francs, reprit-il, durèrent huit ans. Je n’avais plus le sou et je voulais continuer mon genre de vie… Vous comprenez, n’est-ce pas ? C’est vers cette époque que les sergents de ville, une nuit, me ramassèrent. J’en fus quitte pour trois mois. Oh ! vous retrouverez mon dossier à la préfecture de police. Savez-vous ce qu’il vous dira, ce dossier ? Il vous dira qu’en sortant de prison je suis tombé dans cette misère honteuse et abominable de Paris. Dans cette misère qui ne mange pas et qui se soûle, qui n’a pas de souliers et qui use ses coudes aux tables des estaminets ; dans cette misère qui traîne à la porte des bals publics de barrières, qui grouille dans les garnis infâmes et qui complote des vols dans les fours à plâtre. Il vous dira, mon dossier, que j’ai vécu parmi les souteneurs, les filous et les prostituées…, et c’est la vérité.

Le digne maire d’Orcival était consterné.