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quérir une signification énorme. Un fugitif éclair de l’œil dénonce un avantage remporté ; une imperceptible altération de la voix peut être un aveu.

Oui, c’est bien un duel qu’un interrogatoire, un premier interrogatoire surtout. Au début, les adversaires se tâtent mentalement, ils s’estiment et s’évaluent ; questions et réponses se croisent mollement, avec une sorte d’hésitation, comme le fer de deux adversaires qui ne savent rien de leurs forces respectives, mais la lutte bientôt s’échauffe ; au cliquetis des épées et des paroles les combattants s’animent, l’attaque devient plus pressante, la riposte plus vive, le sentiment du danger disparaît et à chances égales l’avantage reste à celui qui garde le mieux son sang-froid.

Le sang-froid de M. Domini était désespérant.

— Voyons, reprit-il après une pause, où avez-vous passé la nuit, d’où vous vient votre argent, qu’est-ce que cette adresse ?

— Eh ! s’écria Guespin avec la rage de l’impuissance, je vous le dirais que vous ne me croiriez pas !

Le juge d’instruction allait poser une nouvelle question, Guespin lui coupa la parole.

— Non, vous ne me croiriez pas, reprit-il les yeux étincelants de colère, est-ce que des hommes comme vous croient un homme comme moi. J’ai un passé, n’est-ce pas, des antécédents, comme vous dites. Le passé, on n’a que ce mot à vous jeter à la face, comme si du passé dépendait l’avenir. Eh bien ! oui, c’est vrai, je suis un débauché, un joueur, un ivrogne, un paresseux, mais après ? C’est vrai, j’ai été traduit en police correctionnelle et condamné pour tapage nocturne et attentat aux mœurs… qu’est-ce que cela prouve ? J’ai perdu ma vie, mais à qui ai-je fait tort sinon à moi-même ? Mon passé ! Est-ce que je ne l’ai pas assez durement expié !

Guespin était rentré en pleine possession de soi, et trouvant au service des sensations qui le remuaient une sorte d’éloquence, il s’exprimait avec une sauvage énergie bien propre à frapper les auditeurs.