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marché, bien qu’elle ne vaille plus grand’chose. Mais comment soustraire ce misérable Trémorel à un jugement ? Quel subterfuge imaginer ? Seul, M. Lecoq, seul vous pouvez me conseiller en cette extrémité affreuse où vous me voyez réduit, seul vous pouvez m’aider, me tendre la main. S’il existe un moyen au monde, vous le trouverez, vous me sauverez…

— Mais, monsieur… commença l’agent de la sûreté.

— De grâce, écoutez-moi, et vous me comprendrez. Je vais être franc, sincère comme je le serais vis-à-vis de moi-même, et vous allez vous expliquer mes irrésolutions, mes réticences, toute ma conduite en un mot depuis hier.

— Je vous écoute, monsieur.

— C’est une triste histoire. J’étais arrivé à cet âge où le sort d’un homme est, dit-on, fini, lorsque tout à coup la mort m’a pris ma femme et mes deux fils, toute ma joie, toutes mes espérances en ce monde. Je me trouvais seul en cette vie plus perdu que le naufragé au milieu de la mer, sans une épave pour me soutenir. Je n’étais qu’un corps sans âme, lorsque le hasard m’a fait venir m’installer à Orcival.

À Orcival, j’ai vu Laurence. Elle venait d’avoir quinze ans, et jamais créature de Dieu ne réunit tant d’intelligence, de grâces, d’innocence et de beauté.

Courtois était mon ami, bientôt elle devint comme ma fille. Sans doute, je l’aimais dès ce temps-là, mais je ne me l’avouais pas, je ne voyais pas clair en moi. Elle était si jeune, et moi j’avais des cheveux blancs. Je me plaisais à me persuader que mon affection était celle d’un père, et c’est comme un père qu’elle me traitait. Ah ! qui dira les heures délicieuses passées à écouter son gentil babil et ses naïves confidences. Lorsque je la voyais courir dans mes allées, piller les roses que j’élevais pour elle, dévaster mes serres, j’étais heureux, je me disais que l’existence est un beau présent de Dieu. Mon rêve alors était de la suivre dans la vie, j’aimais à me la représenter mariée à un honnête homme la rendant heu-