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LE DÉFRICHEUR

gens instruits, ou qui se prétendent instruits, sont dans le même cas que moi, et ne vivent, suivant l’expression populaire, qu’en « tirant le diable par la queue. » Qu’un mince emploi de copiste se présente dans un bureau public, pas moins de trois ou quatre cents personnes le solliciteront avec instance. Vers la fin de l’hiver on rencontre une nuée de jeunes commis-marchands cherchant des situations dans les maisons de commerce ; un bon nombre sont nouvellement arrivés de la campagne, et courent après la toison d’or ; plusieurs d’entre eux en seront quittes pour leurs frais de voyage ; parmi les autres, combien végèteront ? combien passeront six, huit, dix ans derrière un comptoir avant de pouvoir ouvrir boutique à leur propre compte ? Puis parmi ceux qui prendront à leur compte combien résisteront pendant seulement trois ou quatre ans ? Presque tous tomberont victimes d’une concurrence ruineuse ou de l’inexpérience, et seront condamnés à une vie misérable. Ah ! si tu savais, mon cher, que de soucis, de misère, se cachent quelquefois sous un paletot à la mode ! Va, sois sûr d’une chose : il y a dans la classe agricole, avec toute sa frugalité, sa simplicité, ses privations apparentes, mille fois plus de bonheur et je pourrais dire de véritable aisance, que chez la grande majorité des habitants de nos cités, avec leur faste emprunté et leur vie de mensonge.

« Quand je vois un cultivateur vendre sa terre à la campagne pour venir s’établir en ville, en qualité d’épicier, de cabaretier, de charretier, je ne puis m’empêcher de gémir de douleur. Voilà donc encore, me dis-je, un homme voué au malheur ! Et il est rare qu’en effet cet homme ne soit pas complètement