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JEAN RIVARD

de respect que j’éprouvais pût se changer en amour ; mais je reconnus plus tard mon erreur. Le besoin de l’apercevoir tous les dimanches à l’église devint bientôt si fort que son absence me désappointait et me rendait tout triste. Lorsqu’elle sortait de l’église je la suivais de loin pour le seul plaisir de la voir marcher et de toucher de mon pied la pierre que le sien avait touchée. Le suprême bonheur pour moi eût été, je ne dis pas d’être aimé d’elle, mais d’avoir seulement le plus petit espoir de l’être un jour. Ma vie passée avec elle, c’eût été le paradis sur la terre. Mais ce bonheur je ne le rêvais même pas. Pourquoi me serais-je laissé aller à ce songe enchanteur, moi, pauvre jeune homme qui ne pouvais avant dix ans songer à m’établir ? D’ici là, me disais-je, elle se mariera : elle fera le bonheur de quelque jeune homme plus fortuné que moi ; elle ne saura jamais que le pauvre étudiant qui entendait la messe tout près d’elle à l’église fut celui qui l’aima le premier et de l’amour le plus sincère. Je n’ai pas honte, mon cher ami, de te faire cette confidence, car j’ai la conscience que le sentiment que j’éprouve n’a rien de répréhensible. Tu trouves sans doute étrange que je n’aie pas cherché, sinon à faire sa connaissance, du moins à savoir son nom, le nom de sa famille ? C’est pourtant bien le cas, mon cher ami ; non seulement je ne l’ai pas cherché, mais j’ai soigneusement évité de faire la moindre question à cet égard ; tu es même le seul à qui j’aie jamais fait cette confidence. Je préfère ignorer son nom. Que veux-tu ! c’est bien triste, mais ce n’en est pas moins vrai, les plaisirs du cœur me sont interdits et me le seront encore pendant les plus belles années de ma vie…