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les voilà étendues sur la faïence, celles-ci rayonnantes d’une friture dorée, celles-là parées d’une sauce à la crème épaisse, jaune et odorante, ou garnies d’une sauce exquise au vin rouge. J’ai toujours remarqué que cette apparition faisait merveille, qu’elle ranimait les natures les plus fatiguées et qu’elle répandait dans l’imagination des convives un doux rayon de bienveillance et de volupté. C’est que la truite est dans le domaine des poissons de rivière ce que le faisan est dans celui du gibier à plumes ; elle serait dignement appelée le faisan d’eau. Sa chair délicate et savoureuse défie toutes les rivalités quand elle a reçu d’une main compétente et heureusement exercée les mérites d’un apprêt intelligent. Je crois qu’il n’y a pas encore un siècle que la truite est traitée, dans les Vosges, avec la fermeté de principes et la sûreté scientifique où nous la voyons parvenue aujourd’hui. La « sausse jaune » du souper de Thann, en 1469, que j’ai rappelée plus haut, n’est certainement pas la sauce à la crème si fine de goût, si veloutée, qui a fait la renommée de plusieurs bonnes maisons de notre âge. Si la truite est, en général, bien apprêtée dans toutes nos vallées, il est juste d’ajouter qu’elle l’est excellemment et avec une rare distinction chez Mme Jespair à Lutzelbourg, chez Mme André à Schirmeck, dans la famille Marchal au Hohwald, chez Mme Delcominet à Haslach, chez Mme Blaise à Villé, à l’auberge du Bateau à Illhæusern, aux bains de Soultzbach, et chez Mme Antoine à Échery, belle-fille d’un chasseur du prince de Condé, à qui j’offrirais la palme triomphale sur toutes ses honorables émules.

C’est le cas ici, je crois, de faire connaître de quel poids une belle truite, adressée à propos, a pu quelquefois peser dans la balance de la justice. Je n’ai pas besoin de prévenir que l’anecdote remonte à l’ancien régime ; les truites du dix-neuvième siècle, on le sait, n’ont aucune prise sur la magistrature moderne. Quelques années avant la Révolution, sous l’intendance de M. Chaumont de la Galaizière, la ville de Soultz était en instance devant l’intendant d’Alsace, pour je ne sais quelle grosse affaire, bonne ou