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pourquoi nous entraîner hors de la province ? Je prie que l’on veuille bien remarquer que la carpe du Rhin est d’abord, en elle-même, un sujet alsatique au premier chef, et ensuite que je suis tout à fait sûr que nos gentilshommes eussent cédé à la tentation aussi facilement à Strasbourg qu’à Baccharach. Le lieu importe donc peu ; c’est le fond qu’il faut considérer, et le fond y est. Je tiens à rappeler cette anecdote, parce qu’elle révèle l’infuence d’une carpe allemande bien apprêtée sur l’esprit positif et sec d’un financier. Le comte de Gourville, agent de Fouquet, et qui fut mêlé à l’histoire des malversations du surintendant, devait être arrêté. Il eut le temps de fuir et prit la route d’Allemagne, avec M. de La Mothe, depuis lieutenant-général, qui se dévoua à le protéger et à le guider dans sa fuite. C’était en 1683. Ils arrivèrent un soir à Baccharach. « Nous avions fait notre compte, dit M. de Gourville, d’y coucher seulement une nuit, mais notre hôte nous ayant dit, au soir, que si nous y voulions dîner le lendemain, il nous donnerait une belle carpe, M. de La Mothe, pour cette fois, opina le premier à demeurer, et le lendemain, en la mangeant, nous la trouvâmes si belle et si bonne que nous louâmes fort notre hôte ; ce qu’entendant il nous dit que si nous voulions dîner encore le lendemain, il nous en donnerait une encore plus belle. M. de La Mothe me regarda pour savoir ce que je voudrais ; je lui déclarais qu’il y avait assez longtemps que je parlais le premier, et que j’étais résolu qu’il eût son tour pendant le reste du voyage. Il me dit que puisque je le voulais ainsi, il était d’avis de manger la seconde carpe ; ce que nous fîmes[1]. » Et je pense qu’ils firent bien.

  1. Comte de Gourville, Mémoires. Collection Michaud et Poujoulat, t. XXIX, p. 539.