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au dominateur de l’Europe. Sous Louis XV, la désuétude était consommée ; on ne lui offrit point de poisson à l’arrivée. Seulement quand il assista à la pêche factice que j’ai rappelée, il daigna accepter quelques belles pièces[1].

L’offrande respectueuse et amicale qui était ainsi faite aux princes, suivant les anciennes traditions, devait naturellement rehausser dans l’opinion la dignité et le prix des belles pièces. L’ostentation officielle engendra, chez les particuliers, le désir de se surpasser par la possession et la conservation de quelques notabilités fluviales. Un légitime orgueil de profession et de famille inspira aux pêcheurs les plus accrédités de Strasbourg l’idée de séquestrer dans de vastes coffres flottants quelques individus de choix, et de les y conserver, par eux-mêmes et leurs descendants, aussi longtemps que la santé et la longévité naturelle aux reclus le pourraient permettre. Ils choisissaient ordinairement le jour de la naissance de leurs enfants pour opérer ces séquestrations et leur léguaient, en mourant, comme un joyau du métier les pièces distraites du troupeau commun lors de leur entrée dans la vie. Nos pêcheurs strasbourgeois, les Artzner, les Dürr, possèdent encore de nos jours une collection de ces spécimens respectables[2], des lottes gigantesques, des carpes moussues et séculaires, presque contemporaines de la capitulation de 1681. Quand Napoléon, Charles X et Louis-Philippe parurent à Strasbourg on sacrifia sur leur table quelques-uns de ces antiques, mais impassibles témoins du passé.

Il ne fut pas nécessaire d’offrir le spectacle d’un de ces morceaux d’élite à deux gentilshommes français, dont l’un était comte, pour les retenir deux jours et deux nuits dans une auberge de Baccharach sur le Rhin. Ils y demeurèrent tout le temps que je dis, pour l’amour d’une simple carpe du Rhin qui se trouva être fort de leur goût. — Mais Baccharach est bien loin, dira-t-on,

  1. Weiss, Descript. des fêtes de 1744, p. 18.
  2. Piton, Strasbourg illustré. Faubourgs, p. 39.