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graisse. Sur six oies, il n’y en a ordinairement que quatre qui secondent l’attente de l’engraisseur et ce sont les plus jeunes. On les tient dans la cave ou dans un lieu peu éclairé[1]. » Cette description est la peinture fidèle des tortures auxquelles la gourmandise soumet encore aujourd’hui ce malheureux volatile. Mais que peut la pitié contre la sensualité et l’appât du gain ? Le général Grammont lui-même mange du pâté de foie gras de Strasbourg et n’a pas songé à placer les oies sous la protection de sa loi célèbre.

Dire tous les miracles qui sont dus à cet effort victorieux de la science alimentaire, ce serait entreprendre une longue histoire qui toucherait à la fois aux questions les plus brûlantes de la galanterie, de la littérature et de la politique. Il faut savoir se borner, et regarder l’abîme sans y tomber. N’est-ce pas être déjà un peu indiscret que d’associer au foie gras un nom illustre dans les annales militaires de l’Alsace ? J’ai entendu raconter que Rapp étant tout jeune officier fut chargé par un de ses supérieurs de porter un pâté de foie gras à je ne sais quel général en chef. Grâce au message, qui était délicieux, le messager parut charmant et digne du plus vif intérêt. Le général demanda et obtint Rapp pour aide de camp. Depuis ce jour sa fortune ne s’arrêta plus. Que Rapp fût, de toute nécessité, devenu lieutenant-général et chambellan de Louis XVIII, cela n’est douteux pour personne, pas même pour ceux qui se permettent de croire au bonheur des circonstances et à l’influence d’un pâté savoureux. Le foie gras n’agit donc pas seulement sur ce général en chef comme éprouvette gastronomique, mais aussi comme éprouvette morale. Il éclaira son esprit du rayon divinateur auquel le peintre Gérard doit l’ardent messager de sa bataille d’Austerlitz.

Je viens d’écrire un mot qui me rappelle une autre gloire du pâté de Strasbourg. Les éprouvettes gastronomiques sont une découverte de Brillat-Savarin, qui les définit ainsi : « Nous entendons

  1. Théâtre d’agriculture. Paris, 1808, t. II, p. 183.