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Je ne quitterai pas le monde des oiseaux, sans faire un retour nécessaire à l’oie domestique, non pour parler de ce volatile, qui, malgré l’autorité dont il jouit dans la cuisine traditionnelle de notre province, m’a toujours paru mériter fort peu la réputation qu’il a su se faire auprès des gastronomes bourgeois. Que l’oie grasse continue son rôle important, je ne m’en plaindrai pas. Tous les goûts sont respectables, même celui-là. Qu’elle soit reçue avec honneur, et comme un morceau de grande bénédiction, sur les tables alsaciennes, pendant des siècles encore, surtout quand elle est farcie de châtaignes, je le veux bien et je promets de ne pas contribuer au renchérissement des sauveurs du Capitole romain. Je sais aussi qu’elle fut longtemps un mets princier, que c’était une gloire de manger l’oie du roi, et que Charlemagne en était friand. Cela ne prouve rien. Mais l’oie a droit à nos plus solennels hommages si nous ne voyons plus en elle que l’admirable machine qui élabore et produit la succulente substance connue sous le nom de foie gras. Ne reportez pas votre reconnaissance à la nature ; elle n’est pour rien dans le miracle. La nature a créé ce viscère pour séparer le sang de la bile, rien de plus. C’est l’homme, c’est la civilisation, qui a su en faire des pâtés dont la puissance a tant influé sur le destin des empires. La vapeur n’est rien : mais Papin l’enferme et le monde est changé. Qu’est-ce qu’un fil de cuivre ? Une tringle de métal inerte ; mais allongez ce fil et vivifiez-le par l’électricité, il dira à l’autre bout de la terre votre pensée à peine achevée. Il en est de même de l’oie. L’animal n’est rien ; mais l’art de l’homme en a fait un instrument qui donne un résultat délicieux, une espèce de serre chaude vivante où croît le fruit suprême de la gastronomie. La civilisation antique avait connu le secret de faire grossir le foie de l’oie ; Rome l’avait trouvé en même temps qu’elle atteignait à la domination de l’univers. Avec la barbarie, ce secret, soumis au même destin qui éteignit partout la lumière sociale, se perdit. Il n’était pas encore retrouvé au seizième siècle. Cependant une tradition mystérieuse l’avait transmis d’âge en âge, depuis le