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ville de Strasbourg lui a envoyés pendant deux siècles ; mais avant que l’œuvre civilisatrice fût accomplie, la rude région avait déjà payé sa dette de reconnaissance, car c’est des maigres pentes de ses montagnes que la pomme de terre a passé dans les champs fertiles de la capitale alsacienne, comme sujet de grande culture. Le pasteur Walter, qui s’était aperçu que les habitants de cette terre désolée manquaient autant du pain terrestre que de celui de l’Évangile, ajouta au bienfait de la nourriture de l’esprit celui de la nourriture du corps. Il introduisit la pomme de terre dans son immense et pauvre paroisse en 1709. Il avait pour beau-frère Jean-Henri Fels, professeur de droit à l’Université de Strasbourg. Le jurisconsulte, allant parfois visiter le ministre, eut occasion de goûter du fruit inconnu. Il en devint un amateur passionné et conséquemment un propagandiste ardent. À chaque voyage qu’il faisait au Ban-de-la-Roche, il rapportait de nombreux et succulents exemplaires qu’il faisait servir sur sa table et à ses amis. Son zèle le porta même à faire des présents à quelques maisons de grande considération. Bientôt la pomme de terre parut sur les tables aristocratiques du maréchal Dubourg et de l’intendant d’Angervilliers. Sa fortune était décidée. L’engouement et l’esprit d’imitation, ou, pour parler plus justement, la raison et la justice se mirent de la partie. De 1724 à 1730, on la cultiva en grand dans les environs de la ville, et à la faveur du triomphe qu’elle avait obtenu à Strasbourg, elle se répandit promptement dans les autres parties de la province. Ainsi l’Alsace se nourrissait de la pomme de terre plus d’un demi-siècle avant que le courage bien-faisant de Louis XVI l’eût accréditée à Paris, en décorant publiquement sa boutonnière de la fleur du pain des pauvres.

J’ai souvent entendu dire que nous avions le goût émoussé, que les papilles de notre langue blasée n’étaient plus sensibles qu’à l’action irritante des épices et des assaisonnements violents, qu’il n’en était pas ainsi de nos ancêtres, que leur heureuse et édifiante simplicité n’avait pas eu besoin de ces artifices et de ces excitations savantes, que leur franc appétit attaquait avec plaisir