Page:Gérard - Correspondance choisie de Gœthe et Schiller, 1877.djvu/95

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

35.

Réponse de Schiller sur le même sujet.

Votre dernière lettre m’a donné beaucoup à penser et j’avais bien des choses à vous dire à ce sujet ; mais une affaire qui m’enlève à l’improviste ma soirée, m’en empêche. Je ne vous écrirai donc aujourd’hui que quelques lignes.

De tout ce que vous me dites, il résulte plus clairement pour moi que l’autonomie des parties est un caractère essentiel du poëme épique. La vérité pure, tirée du fond des choses, est le but du poëte épique ; il ne nous peint que la réalité tranquille et l’action des choses suivant la nature de chacune ; son but est atteint en quelque sorte à chaque pas qu’il fait ; aussi ne courons-nous pas impatiemment vers le terme du récit ; mais nous nous arrêtons avec plaisir à chaque pas. Il nous laisse la plus grande liberté d’esprit, et l’avantage qu’il nous procure ainsi rend sa tâche bien plus difficile ; car nous avons pour lui toutes les exigences qui résultent de l’état d’intégrité de notre esprit, de son activité exercée en tout sens. Au contraire le poëte tragique nous enlève notre liberté, il tourne et concentre notre activité sur un seul côté, et il simplifie ainsi de beaucoup sa tâche ; il se place à son avantage et nous met nous à notre désavantage.

Votre idée de la marche retardante du poëme épique est pour moi un trait de lumière. Cependant, d’après ce que je connais de votre épopée, je ne vois pas bien pourquoi ce caractère lui ferait défaut.

J’attends avec un vif désir le reste de vos réflexions surtout sur le drame. En attendant, je penserai plus mûrement à ce que vous m’avez déjà dit. Portez-vous bien ; mon petit malade[1] se comporte toujours bien, malgré la rigueur de l’hiver. Ma femme vous salue cordialement.

Iéna. le 21 avril 1797.
Schiller.
  1. Il sagit du fils de Schiller, qui était malade à cette époque.