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celle-ci. Le vivant ne pouvait se passer du mort, ni le mort du vivant. Par là un lien puissant s’établissait entre toutes les générations d’une même famille et en faisait un corps éternellement inséparable.

Chaque famille avait son tombeau, où ses morts venaient reposer l’un après l’autre, toujours ensemble. Ce tombeau était ordinairement voisin de la maison, non loin de la porte, « afin, dit un ancien, que les fils, en entrant ou en sortant de leur demeure, rencontrassent chaque fois leurs pères, et chaque fois leur adressassent une invocation[1]. » Ainsi l’ancêtre restait au milieu des siens ; invisible, mais toujours présent, il continuait à faire partie de la famille et à en être le père. Lui immortel, lui heureux, lui divin, il s’intéressait à ce qu’il avait laissé de mortel sur la terre ; il en savait les besoins, il en soutenait la faiblesse. Et celui qui vivait encore, qui travaillait, qui, selon l’expression antique, ne s’était pas encore acquitté de l’existence, celui-là avait près de lui ses guides et ses appuis ; c’étaient ses pères. Au milieu des difficultés, il invoquait leur antique sagesse ; dans le chagrin il leur demandait une consolation, dans le danger un soutien, après une faute son pardon.

Assurément nous avons beaucoup de peine aujourd’hui à comprendre que l’homme pût adorer son père ou son ancêtre. Faire de l’homme un dieu nous semble le contre-pied de la religion. Il nous est presque aussi difficile de comprendre les vieilles croyances de ces hommes qu’il l’eût été à eux d’imaginer les nôtres. Mais songeons que les anciens n’avaient pas l’idée de la création ; dès lors le mystère de la génération était pour eux ce que le mystère de la création peut être pour nous. Le générateur leur paraissait un être divin, et ils adoraient leur ancêtre. Il faut que ce sentiment ait été bien

  1. Euripide, Hélène, 1163-1168.