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de cette épithète de pieux qui revient sans cesse, On s’étonne de voir ce guerrier consulter ses Pénates avec un soin si scrupuleux, invoquer à tout propos quelque divinité, lever les bras au ciel quand il s’agit de combattre, se laisser ballotter par les oracles à travers toutes les mers, et verser des larmes à la vue d’un danger. On ne manque guère non plus de lui reprocher sa froideur pour Didon et l’on est tenté de dire avec la malheureuse reine :

Nullis ille movetur
Fletibus, aut voces ullas tractabilis audit.

C’est qu’il ne s’agit pas ici d’un guerrier ou d’un héros de roman. Le poëte veut nous montrer un prêtre. Énée est le chef du culte, l’homme sacré, le divin fondateur, dont la mission est de sauver les Pénates de la cité,

Sum pius Æneas raptos qui ex hoste Penates
Classe veho mecum.

Sa qualité dominante doit être la piété, et l’épithète que le poëte lui applique le plus souvent est aussi celle qui lui convient le mieux. Sa vertu doit être une froide et haute impersonnalité, qui fasse de lui, non un homme, mais un instrument des dieux. Pourquoi chercher en lui des passions ? il n’a pas le droit d’en avoir, ou il doit les refouler au fond de son cœur,

Multa gemens multoque animum labefectus amore,
Jussa tamen Divum insequitur.

Déjà dans Homère Énée était un personnage sacré, un grand prêtre, que le peuple « vénérait à l’égal d’un dieu », et que Jupiter préférait à Hector. Dans Virgile il est le gardien et le sauveur des