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LIVRE II. LA FAMILLE.

la mort. Nous avons dit ensuite comment ces croyances avaient engendré les institutions domestiques et le droit privé. Il reste à chercher quelle a été l’action de ces croyances sur la morale dans les sociétés primitives. Sans prétendre que cette vieille religion ait créé les sentiments moraux dans le cœur de l’homme, on peut croire du moins qu’elle s’est associée à eux pour les fortifier, pour leur donner une autorité plus grande, pour assurer leur empire et leur droit de direction sur la conduite de l’homme.

La religion de ces premiers âges était exclusivement domestique ; la morale l’était aussi. La religion ne disait pas à l’homme, en lui montrant un autre homme : voilà ton frère. Elle lui disait : voilà un étranger ; il ne peut pas participer aux actes religieux de ton foyer, il ne peut pas approcher du tombeau de ta famille, il a d’autres dieux que toi et il ne peut pas s’unir à toi par une prière commune ; tes dieux repoussent son adoration et le regardent comme leur ennemi ; il est ton ennemi aussi.

Dans cette religion du foyer, l’homme ne prie jamais la divinité en faveur des autres hommes ; il ne l’invoque que pour soi et les siens. Un proverbe grec est resté comme un souvenir et un vestige de cet ancien isolement de l’homme dans la prière. Au temps de Plutarque on disait encore à l’égoïste : tu sacrifies au foyer, ἑστίᾳ θύεις. Cela signifiait : tu t’éloignes de tes concitoyens, tu n’as pas d’amis, tes semblables ne sont rien pour toi, tu ne vis que pour toi et les tiens. Ce proverbe était l’indice d’un temps où toute religion était autour du foyer, où l’horizon de la morale et de l’affection ne dépassait pas le cercle étroit de la famille.