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revenoit à la maison que le soir, suivant la coustume de tous ces faineans, que leurs maistres laissent joüer, yvrogner et filouter tout le jour, faute de leur donner de l’employ, croyant deroger à leur grandeur, s’ils les employoient à plus d’un office. Il fallut donc qu’il prist, comme on dit, patience en enrageant, et qu’il condamnast son peu de prevoyance de n’avoir pas mis dans la voiture une carte où il y eust une garniture de linge, puisque le cocher avoit bien le soin d’y mettre un marteau et des clous pour r’attacher les fers des chevaux quand ils venoient à se déferrer. Tout ce qu’il pût faire, ce fut de se placer dans le coin de la salle le plus obscur et de se mettre encore contre le jour, afin de cacher ses playes lemieux qu’il pourroit. Il a juré depuis (et ce n’est pas ce qui doit obliger à le croire, car il juroit quelquefois assez legerement, mais j’ay veu des experts en galanterie qui disoient que cela pouvoit estre vray) que, dans toutes ses avantures amoureuses, il n’a jamais souffert un plus grand ennuy, ny de plus cuisantes douleurs, qu’avoir esté obligé de paroistre en ce mauvais estat la première fois qu’il aborda sa maistresse ; aussi, quoy que la violence de son amour le pressast plusieurs fois de luy declarer sa passion, et qu’il s’en trouvast mesme des occasions favorables, il reserra tous ses compliments, et, s’imaginant qu’autant de crottes qu’il avoit sur son habit estoient autant de taches à son honneur, il estoit merveilleusement humilié, et il ressembloit au pan, qui, apres avoir regardé ses pieds, baisse incontinent la queuë.

Pour comble de mal-heurs, dès qu’il fut assis, il arriva chez Lucrece plusieurs filles du voisinage, dont les unes estoient ses amies et les autres non : car elles al-