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et ne leva pas presque les yeux, monstrant avec sa grande modestie qu’elle sçavoit bien pratiquer tout ce qui estoit dans sa Civilité puérile. Elle s’alla aussitost renfermer dans sa chambre avec sa mere, pour travailler à quelque dentelle ou tapisserie. Enfin jamais il n’y eut demoiselle avec qui il fust plus difficile de nouer conversation : car au logis elle estoit tenue de court, et dehors elle ne sortoit qu’avec sa mere, ainsi qu’il a esté dit ; de sorte que sans le hazard de la queste, qui luy donna un moment de liberté et luy permit de retourner seule chez elle, jamais Nicodeme n’auroit trouvé occasion de l’accoster. L’amitié de Vollichon luy estoit presque inutile ; cependant elle s’augmentoit de jour en jour, et, pour en connoistre un peu mieux les fondemens, il est bon de dire quelque chose du caractere de ce procureur, qui estoit encore un original, mais d’une autre espece.

C’étoit un petit homme trapu grisonnant, et qui étoit de mesme âge que sa calotte. Il avoit vieilli avec elle sous un bonnet gras et enfoncé qui avoit plus couvert de méchancetez qu’il n’en auroit pu tenir dans cent autres testes et sous cent autres bonnets : car la chicane s’estoit emparée du corps de ce petit homme, de la mesme maniere que le demon se saisit du corps d’un possédé. On avoit sans doute grand tort de l’appeler, comme on faisoit, ame damnée, car il le falloit plûtost appeler ame damnante, parce qu’en effect il faisoit damner tous ceux qui avoient à faire à luy, soit comme ses clients ou comme ses parties adverses. Il avoit la bouche bien fendue, ce qui n’est pas un petit avantage pour un homme qui gagne sa vie à clabauder, et dont une des bonnes qualitez c’est d’estre fort en gueule. Ses