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Vrayment (interrompit Charroselles), à propos de ces gens qui chicanent à plaisir, je me souviens d’une rencontre que j’eus dernierement au palais. Je me trouvay auprès d’un Manceau qui, ayant donné un soufflet à un notaire de ses voisins (ainsi que j’appris depuis), avoit esté obligé de soustenir un gros procès criminel devolu par appel à la cour, et pour ce sujet il avoit esté condamné en de grandes reparations, dommages et interests. J’oüys un de ses compatriotes qui, pour le railler, luy disoit : Hé bien, qu’est-ce, Baptiste (ainsi falloit-il que s’appellast ce tappe-notaire) ? Tu es bien chanceux : tu as perdu ton procès ? Ce Manceau luy dit pour toute réponse : Vrayment c’est mon, vla bien dequoy ! N’en auray-je pas un autre tout pareil quand je voudray ? La risée que firent ceux qui ouyrent cette réponse me donna la curiosité d’aprendre le sujet de ce procès, et en suite d’avoüer qu’il n’y avoit rien de plus aisé que de faire des procès de cette qualité, mais que ce n’estoit pas un moyen de faire grande fortune.

Je n’entends pas parler de ces sortes de procès (dit alors Collantine), Dieu m’en garde ! il n’y a rien de si dangereux que d’estre deffendeur en matière criminelle ; mais je parle de ces droits litigieux qu’on achepte à bon marché de gens foibles et ignorans des affaires, dont les plus embrouïllez sont les meilleurs. Car on n’a qu’à se faire recevoir partie intervenante, et pourvu qu’on sçache bien faire des incidens et des chicanes, tantost se ranger d’un party et tantost de l’autre, il faut enfin que les autres parties acheptent la paix, à quelque prix que ce soit. Tel est le mestier dont je subsiste il y a longtemps, et dont je me trouve fort bien. J’ay des-ja ruiné sept gros paysans et quatre familles bourgeoises,