Page:Furetière - Le Roman bourgeois.djvu/210

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

elle disoit son office, tantost elle estoit en meditation. Comme personne n’avoit interest d’aprofondir la verité de la chose, on s’en retournoit sans se douter de rien. Au sortir de là elle se mit en une autre sorte de retraite chez une sage-femme de ses amies, dont elle connoissoit la discretion, qui la fit deslivrer fort secrettement, et qui se chargea de la nourriture de son fruit. Enfin, apres deux mois et demy de pleine éclipse, Lucrece entra dans une autre religion, mieux reniée et plus austere que la precedente. Quand elle y eut esté quelques jours fort recluse, peu à peu elle fit sçavoir à ses connoissances et à son voisinage le nouveau monastere où elle s’estoit retirée ; et pour pretexte de son changement, elle alleguoit que dans l’autre elle s’estoit tousjours mal portée, et qu’il falloit que l’air n’y fust pas bon. Quelquefois elle adjoustoit fort devotement qu’elle y avoit trouvé un peu trop de licence ; qu’elle n’approuvoit point que les parloirs fussent si remplis de toutes sortes de gens ; et elle confessoit mesme que souvent elle s’estoit fait celer tout exprés, de peur d’y aller et d’y voir tout ce desordre. C’est ce qui édifioit merveilleusement tous ceux qui l’entendoient parler, et particulierement ceux qui l’avoient connuë dans sa premiere mondanité. Elle prit mesme un voile blanc, et quoy qu’elle ne fust là que comme pensionnaire, neantmoins elle faisoit toutes les actions de religieuse, et un certain essay de noviciat, qui estoit plus austere que celuy qui se faisoit en effet dans l’année de probation57. Ces œuvres de surerogation et de devotion outrée la mi-


57. Autrement dit année d’épreuve ou de noviciat, qui commençoit le jour de la prise d’habit.