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escrimer, et il fit plusieurs plaies dans les cœurs de ceux que la beauté de sa maîtresse attiroit à sa boutique. Ces amans avoient beau l’accabler de douceurs, de tendresses et de fleurettes, c’estoit autant de chasses mortes ; à tout cela elle faisoit la sourde oreille, ou plûtost une surdité d’esprit l’empeschoit d’y répondre. Le petit dieu n’espargnoit pas aussi le cœur de Poléone ; mais il ne la put jamais blesser tant qu’il se servit de ses flèches à pointes d’acier. Il en trouva un jour qui estoient preparées pour une solemnelle mascarade, qui avoient un bout d’argent, dont il vit un effet merveilleux sur ce cœur impenetrable à tous autres coups. Il fit naistre en son ame deux passions à la fois, celle de l’amour et celle de l’interest, encor qu’on puisse dire que celle-cy y regnoit auparavant et qu’elle y fut seulement ralumée pour s’unir à l’autre ; car il est vray qu’encore que Poléone fut amoureuse, on ne pouvoit dire que ce fut de Celadon, d’Hylas ou de Silvandre ; mais que c’estoit de l’homme en general. Ce fut alors que plusieurs marchands qui venoient achepter la marchandise acheptoient en mesme temps la marchande ; ainsi ce fut la premiere qui fut assez heureuse pour joindre ensemble le gain et la volupté. Comme les petits enfans sont les singes des grandes personnes, le petit Amour, qui vouloit imiter sa maistresse, prit bientost ses inclinations. Luy qui n’avoit jamais manié d’argent que pour achepter quelque bagatelles, il avoit toûjours les yeux attachez sur le contoir, et il disoit qu’il prenoit plus de plaisir à voir les pieces d’or que celles d’argent. Ensuite, parcequ’il oüit sa maîtresse se plaindre d’estre souvent trompée, et que, s’il y avoit une pistolle rognée ou un louïs faux, c’estoit ce qu’on luy mettoit