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des possedez, le violon fait aujourd’huy des demoniaques. Elle s’y engagea mesme si avant, que malgré son esprit inconstant sa liberté y fit entierement naufrage. Elle devint esperduëment amoureuse d’un baladin. La laideur et la mauvaise mine de cet homme vray-semblablement luy devoient faire perdre le goust qu’elle prenoit à luy voir remuer les pieds bien legerement. Cependant ce fut luy qui se mit en possession du cœur, tandis que plusieurs honnestes-gens qui avoient l’advantage de l’esprit, de la beauté et de la noblesse, furent amusez avec du babil et autres vaines faveurs.L’Amour fut tellement en colere contre cette injustice, qu’il chercha dans son carquois une de ces flesches empoisonnées dont il se servoit autrefois pour faire des metamorphoses, et la décocha sur le violon chery de Polyphile. La legereté de ses pieds ne luy servit de rien pour l’éviter, et par la vertu de sa flèche, de baladin qu’il estoit il fut metamorphosé en singe, qui conserva, avec un peu de sa premiere forme, toute sa laideur et son agilité. Ce singe vint depuis au pouvoir d’un basteleur qui le nomma Fagotin53, et qui surprit merveilleusement un


53. C’étoit le singe de Brioché, le montreur de marionnettes de la porte de Nesle. La Fontaine l’a nommé et a vanté ses tours dans sa fable de la Cour du Lion (liv. 7, fab. 7), et Molière lui a fait le même honneur dans Tartuffe (acte 2, sc. 4). Un jour, ayant eu l’imprudence de faire une trop laide grimace au nez de Cyrano, le grand bretteur, qui le prit pour un laquais minuscule, l’abattit d’un coup d’épée ; c’est ce que nous apprend une facétie publiée vers 1655, sous ce titre : Combat de Cirano de Bergerac contre le singe de Brioché. À la page 10 de cette brochure, réimprimée en 1704, en 1707, puis encore de notre temps, mais toujours rare, et curieu-