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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

venue à l’encontre d’eux, et si nous leur défendrons à prendre terre. » Là fut dit et proposé entre eux par la parole d’un vaillant Sarrasin, lequel s’appeloit Madifer, que honorable chose leur seroit garder la venue et entrée de la terre, et que si ils ne le gardoient et défendoient, à tout le moins que leur pouvoir et devoir en fissent, à blâme et reproche leur tourneroit, si ainsi ne le faisoient. La parole du Sarrasin fut longuement soutenue ; et sembloit aux vaillans hommes de leur côté raisonnable et honorable, quand un autre ancien Sarrasin parla, qui grand’crédence avoit entre eux, ainsi que on lui montra, et étoit celui sire d’une cité en Auffrique, que on clame Maldages[1], et le Sarrasin on nommoit Belluis. Cil Belluis dit et proposa tout le contraire que Madifer avoit dit et proposé, et à ses paroles mit grand’raison.

« Seigneurs, dit-il, nous sommes ci envoyés pour tenir la frontière et garder le pays ; mais il ne nous est pas du roi d’Auffrique ni de Thunes commandé ni étroitement enjoint que nous courons sus ni combattons soudainement nos ennemis, sans avoir plus grand avis, conseil et ordonnance ; et à la parole que je vous propose et mets en termes, je vous y rendrai vraies raison et solution. Premièrement vous devez croire et savoir que celle armée, que les chrétiens ont faite et font pour venir par-deçà, a été de longtemps entre eux avisée, promue et conseillée. Et ceux qui viennent et sont sur la mer en galées et en vaisseaux sont droites gens d’armes de fait et d’emprise, sages, avisés et confortés, et qui ont grand désir de faire armes. Si nous mettons sur le rivage à l’encontre d’eux, ils sont pourvus de bons arbalêtriers de Gennes à grand’foison, car jamais ne viendroient dépourvus. Contre ceux aurons-nous le premier assaut ; ils ont arcs forts et durs, et loing tirans et jetans. Nous ne sommes pas armés pour résister à l’encontre de leurs traits. Nos gens, qui se verront et sentiront blessés, refuseront et reculeront, et les Gennevois approcheront et prendront terre malgré nous. Les gens d’armes de leur côté, qui se désirent à avancer et qui tendent à venir à terre, ystront hors de leurs vaisseaux et verront notre petit convenant ; si nous assaudront aux lances et aux épées, et nous déconfiront. Et si ce advient, la ville d’Auffrique est perdue pour nous sans recouvrer, car ceux qui sont dedans et qui la gardent se déconfiront d’eux-mêmes, car avant que nos gens soient venus ni rassemblés, ils l’auront prise par assaut ou par traité, et la fortifieront tellement que trop nous pourroit coûter à ravoir ; car François et ceux qui sont venus en leur compagnie pour faire armes sont trop experts en armes et subtils. Pour ce, je dis que il vaut trop mieux, tout considéré, que point à ce commencement ne voient notre puissance ni essaient aussi. Nous n’avons pas gens assez pour eux combattre, et tous les jours nous en viennent et viendront. Si conseille, pour le mieux, que nous leur laissons prendre terre et par loisir. Ils n’ont nuls chevaux pour courir sur le pays, et point ils n’y courront ; et se tiendront tous ensemble et toujours en doute de nous. La ville d’Auffrique n’a garde d’eux ni de leurs assauts, car elle est forte assez et bien pourvue. L’air est chaud et encore sera-t-il plus chaud. Ils seront logés au soleil et nous en feuillées. Ils gâteront leurs pourvéances ; ils n’en auront espoir nulles, si ils logent ici longuement, et nous en aurons assez, car nous sommes sur notre pays ; ils seront souvent escarmouchés et réveillés à leur dommage et non au nôtre. Ils se lasseront et taneront, car point ne les combattrons ; autrement ne les pouvons-nous déconfire, car ils ne sont pas faits ni usés de l’air de ce pays, qui leur est, selon leur nature, tout contraire. Ils n’auront nulle douceur pour eux rafreschir, et nous en aurons assez. La grand’chaleur du soleil et la peine qu’ils auront de être presque toujours en armes, pour la doutance de nous, les mettra légèrement en une infirmité et maladie par incidence aventureuse ; et ce que ils ne sont point forts, ni nourris de notre air, par quoi il mourront communément, ainsi en serons-nous bien vengés et sans coup férir. Je n’y vois de ma part meilleur conseil, et si je le véois ou savois, je le dirois volontiers et mettrois avant. »

À la parole de l’ancien chevalier sarrasin s’accordèrent tous ceux qui a ce conseil étoient,

  1. Ces noms sont si défigurés que je ne puis former de conjecture certaine sur les noms auxquels ils correspondent. J’ai vainement eu recours à un atlas de l’année 1375, en langue catalane, que j’ai fait lithographier de manière à en offrir le fac simile parfait, et qui sera publié cette année.