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LIVRE IV.

Toutes gens en étoient réjouis et à bonne cause, au cas que ils y entendoient et désiroient à venir ; et leur étoit avis que leur peine étoit acquittée et leur voyage accompli, si les chrétiens, qui par mer nageoient, véoient Auffrique et l’entrée de la terre du royaume d’Auffrique. Et si, en venant là et approchant, ils en parloient et devisoient, vous pouvez et devez croire et savoir légèrement que les Sarrasins, lesquels étoient en la ville d’Auffrique et sur leurs gardes, aussi en parloient entre eux et devisoient. Et premièrement à vue d’œil ils les virent ; et quand ils connurent la grand’planté des galées et des vaisseaux qui approchoient, si furent tout ébahis, et dirent bien entre eux, par l’apparent que ils véoient, que grand peuple leur venoit sus et que ils auroient le siége. Or se sentoient-ils en ville si forte et si bien garnie de tours et de murs, et si bien pourvue d’artillerie, que ce les reconfortoit et rendoit courage et hardiment grandement.

Quand entre eux la première vue en fut vue, afin que cils qui étoient sus le pays fussent réveillés et avisés, ils sonnèrent, des tours là où ils étoient en leur garde, à leur usage, grand’foison de tymbres et de tabours, tant que la noise et la signifiance des venans s’épartit sur le pays ; car jà étoient venus et logés sur la terre au lez devers eux grand’foison de Barbarins et de mécréans, que le roi d’Auffrique et le roi de Thunes, et le roi de Bougie y avoient envoyés pour défendre et garder la terre, que les chrétiens n’entrassent ni courussent, à ce premier coup, trop avant au pays. Quand la connoissance vint entre eux par la noise des tymbres et des tabours que les chrétiens approchoient, si furent chacun sur leur garde, et s’ordonnèrent à leur usage bellement et sagement, et envoyèrent leurs capitaines les aucuns les plus apperts sur les dunes de la mer, pour voir l’approchement des François et comme pour ce soir ils se maintiendroient ; et aussi pourvurent grandement de tous apperts compagnons les tours, les portes et les murs qui regardoient sur le hâvre d’Auffrique, afin que par leur simplesse et petite garde ils ne reçussent dommage.

La ville d’Auffrique, si comme je vous ai dit autrefois, est malement forte et non pas à conquérir de venue, si ce n’est par long siége par mer et par terre, et pour être si puissant que pour résister, et par bataille, à ceux qui voudroient lever le siége. Et je, Jean Froissart, auteur de ces Chroniques, pourtant que oncques en Auffrique ne fus ni avois été au jour que je m’en laissai informer par les dits chevaliers et écuyers qui au dit voyage furent, à la fin que plus justement en pusse écrire, leur demandai la façon, la manière et la grandeur ; et pour ce que moult de fois en mon temps je fus en la ville de Calais, ceux qui m’en éclaircirent la vérité et qui aussi en la ville de Calais avoient été, le me signifièrent, au plus près qu’ils purent par aucunes manières, non pas de toutes, à la forte ville de Calais, et me dirent que de forme elle est en manière d’un arc, et aussi est Calais, et le plus large devers la mer. Cette ville d’Auffrique, pour le temps que les seigneurs de France et d’autres nations furent devant en grand désir de la conquerre, étoit malement forte et close de hauts murs, et dru semées les tours, et sur l’entrée, au bec du hâvre, a une grosse tour souveraine des autres, et là sur celle tour avoit une bricole pour traire et jeter grands carreaux. Et de ce étoient-ils bien pourvus. Tous les murs de la ville d’Auffrique, au regard des chrétiens, étoient couverts et parés de tapis et à vue d’œil à manière de couvretours de lit, et tous jaunes de couleur, ou la greigneur partie.

Ce soir que les chrétiens approchèrent la ville d’Auffrique, ils se tinrent à l’entrée du hâvre environ une lieue en mer, et geurent là à l’ancre juques à lendemain. Celle nuit fit moult clair et moult sery, car ce fut au mois de juillet, environ la Magdeleine, et se tinrent tout aises de ce que ils avoient ; et moult réjouis étoient de ce que Dieu les avoit ramenés si avant que ils véoient devant eux la ville d’Auffrique.

Les Sarrasins, qui étoient d’autre part sur la terre, et qui la contenance des chrétiens avoient vue, eurent ce soir et celle nuit conseil ensemble comment ils se maintiendroient, car bien véoient et connoissoient que la ville d’Auffrique seroit assiégée ; ils parlementèrent entre eux selon leur usage, et dirent ainsi : « Vez ci nos ennemis venus, qui prendront terre si ils peuvent, et assiégeront celle ville d’Auffrique qui est clef et entrée de tous les royaumes et seigneuries de par-deçà. Si nous faut avoir conseil comment nous nous maintiendrons et déduirons à leur