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LIVRE IV.

fait, si comme il étoit allé, de la Roche de Vendais en vinrent au duc de Berry à Cantelou, en un manoir qui sien est, séant entre Chartres et Mont-le-Héry à neuf lieues de Paris. Il n’en fit compte, car il étoit tout refroidi de impétrer grâce au roi pour Aimerigot.

Quand Derby le héraut en fut informé, et que les chevaliers du duc lui dirent que la Roche de Vendais étoit prise et abattue, si dit à l’écuyer qui avecques lui étoit : « Hertbery, j’ai perdu cent francs que Aimerigot Marcel m’avoit promis. » — « Pourquoi ni comment ? » dit l’écuyer. « En nom Dieu ! la Roche de Vendais est prise. Les François l’ont conquise : prenons congé au duc de Berry et retournons en Angleterre : nous n’avons ci que faire. » Répondit l’écuyer : « Puisque ainsi est, je l’accorde. »

Donc prirent-ils congé au duc. Le duc leur donna, et escripsit au roi d’Angleterre et au duc de Lancastre sur la forme que ils lui avoient écrit. Et fit au département donner au héraut quarante francs et à l’écuyer un moult bel ronssin. Ils se départirent du duc et se mirent au chemin au plus droit qu’ils purent venir à Calais. Je crois assez qu’ils retournèrent en Angleterre.

Or vinrent aussi ces nouvelles à Aimerigot Marcel, qui faisoit son pourchas pour lever le siége des François. Quand les premières nouvelles lui en vinrent, si voult savoir comme la besogne étoit allée. On lui dit que ce avoit été par une saillie que son oncle Guyot du Scel avoit faite mal avisé et outrecuidement[1] sur les François. « Ha, du traître vieillard ! dit Aimerigot : par Saint Marcel ! si je le tenois ici, je le occirois. Il m’a déshonoré et tous les compagnons aussi. Je lui avois à mon département si étroitement enjoint et commandé que, pour assaut ni escarmouche que les François fissent, nullement il ne s’en avançât de ouvrir la barrière, et il a fait tout le contraire. Ce dommage ne fait pas à recouvrer ; ni je ne me saurois où traire. Cils de Chaluset, Perrot le Béarnois et ceux d’Ousac, veulent tenir la trève, et mes compagnons sont tous épars, ainsi que gens déconfits et debaretés. Jamais ne les aurois rassemblés ; et aussi, si je les avois tous ensemble, je ne les saurois où mener. À tout considérer je me trouve en un dur parti, car j’ai courroucé trop grandement le roi de France, le duc de Berry, les barons d’Auvergne et tous les gens du pays ; car je leur ai fait guerre la trève durant ; je cuidois gagner, mais je suis en grand’aventure de perdre, ni je n’ai qui me conseille et ne me sais conseiller. Je voudrois ores être, moi et le mien et ma femme, en Angleterre. Là serois-je bien. Et comment diable y pourrois-je aller ni tout mon avoir porter ? je serois dérobé et rué jus vingt fois avant que je fusse à la mer, car tous les passages en Poitou, en la Rochelle, en France, en Normandie et en Picardie sur la mer, sont étroitement gardés, et je me suis forfait. Cette chose est toute claire. Si serois pris et retenu et envoyé devers le roi ; si serois perdu et le mien aussi. Le plus sûr pour moi seroit de moi traire à Bordeaux sur Gironde, et petit à petit, de fort en fort mander le mien ; et moi là tant tenir que la guerre renouvellera ; car j’ai bien espoir que après ces trèves, mal fussent-elles prises ni venues ! la guerre entre France et Angleterre sera plus forte et plus chaude que devant ; car les compagnons auront tout aloué, si voudront avoir et reconquérir, comment qu’il prenne ni advienne, du nouvel. »

Ainsi se devisoit, que je vous dis, Aimerigot Marcel à part soi, et étoit tout triste et pensif ; et ne savoit lequel chemin tenir, ou retourner en Auvergne, ou aller à Bordeaux, et là mander sa femme, et le sien retraire petit à petit coiement et secrètement. Si il eût ce fait, toutes voies il eût tenu la plus sûre et la meilleure partie, mais il fit tout le contraire, dont il lui meschey. Ainsi paye fortune ses gens. Quand elle les a élevés et mis tout haut sur la roue, elle les renverse tout bas jus en la boue. Exemple par celui Aimerigot. Le fol avoit bien la chevance, si comme l’on disoit en Auvergne, de cent mille francs ; et tout perdit sur un jour, corps et avoir : si que je dis que fortune lui joua bien de son jeu, ainsi que à maint en a joué et jouera encore.

Aimerigot Marcel en ses plus grands tribulations s’avisa qu’il avoit en Auvergne un sien cousin germain, écuyer et gentilhomme, lequel on nommoit Tournemine, et que il iroit devers lui et lui remontreroit toutes ses besognes et prendroit conseil de lui. Si comme il devisa, il le

  1. C’est une locution portugaise. Au lieu de mal avisément et outre cuidemment, on se contente de mettre le signe adverbial ment sur le dernier mot. On se sert encore quelquefois de cette locution dans notre langue moderne.